« Ironie » ? « Second degré » ? Sérieusement ?
« Je dis aux hommes : violez les femmes ! D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs et elle en a marre », a donc asséné Alain Finkielkraut sur le plateau de LCI, le 13 novembre, face à la militante féministe Caroline De Haas. Il tournait par là en dérision les accusations de sa contradictrice. Ou, du moins, il croyait les tourner en dérision. Comme beaucoup — et d’abord comme Caroline, dont la colère est visible à l’écran —, tout en sachant bien qu’il prétendait faire de l’ironie, j’ai été saisie d’effroi devant cette séquence.
Le même effroi qu’en 2009, quand j’avais entendu, abasourdie, sa défense acharnée de Roman Polanski, qui venait alors d’être arrêté en Suisse et était menacé d’extradition vers les États-Unis pour le viol de Samantha Geimer en 1977 : « Polanski n’est pas le violeur de l’Essonne, s’époumonait-il sur France Inter (9 octobre 2009). Polanski n’est pas pédophile. Sa victime, la plaignante, qui a retiré sa plainte, qui n’a jamais voulu de procès public, qui a obtenu réparation, n’était pas une fillette, une petite fille, une enfant, au moment des faits. C’était une adolescente qui posait dénudée pour Vogue Homme [1]. » Le même effroi que quand je l’avais ensuite entendu (mais avec moins d’incrédulité, pour le coup) prendre la défense de Dominique Strauss-Kahn, accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre au Sofitel de New York, en 2011. Ce que Caroline De Haas a fait surgir en le poussant dans ses retranchements, ce n’est pas de l’ironie : c’est la vérité de qui est cet homme, de la fonction qu’il remplit et du discours qu’il propage. Durant l’émission, il a d’ailleurs réitéré ses propos de 2009 : « Cette jeune fille, qui avait en l’occurrence 13 ans et 9 mois [sic], elle n’était pas impubère, elle avait un petit ami. » En somme : puisqu’elle était pubère et qu’elle n’était pas vierge, elle était à disposition ?
Le champion
de tous les thuriféraires
d’une France blanche
où les femmes savent
tenir leur place
Mon précédent billet à propos d’Alain Finkielkraut date de 2005. À l’époque, en pleine révolte des banlieues, il avait donné une interview à Haaretz dans laquelle il déclarait notamment : « On nous dit que l’équipe de France est adorée par tous parce qu’elle est “black blanc beur”, en fait aujourd’hui elle est “black black black”, ce qui fait ricaner toute l’Europe. » Quatorze ans plus tard, j’aurais pu commencer cette note exactement de la même façon : « il fait scandale, ses amis le défendent et disent qu’on a mal interprété ses propos », etc. Rien n’a changé, sauf que, depuis, il a continué à s’enfoncer dans le racisme le plus abject en soutenant la théorie du « grand remplacement » formulée par son ami Renaud Camus – rappelons qu’Anders Behring Breivik, le terroriste norvégien d’extrême droite qui a tué 77 personnes en 2011, citait Finkielkraut parmi ses inspirateurs. Et il y a ajouté une misogynie virulente, apparue à la faveur de l’actualité de ces dernières années, de l’affaire Polanski au football féminin (« C’est pas comme ça que j’ai envie de voir les femmes ») en passant par #MeToo.
Son omniprésence dans la presse, à l’antenne et sur les plateaux de télévision a résisté à tous les scandales. Elle est désespérante, mais pas étonnante : il est au diapason du racisme — discret ou virulent — et de l’antiféminisme largement répandus dans le monde médiatique et dans le pays. Il est le champion, l’ultime rempart de tous les thuriféraires d’une France blanche où les femmes savent tenir leur place. Il y a une constante dans ses prises de position : la passion de faire taire autrui — et je ne parle pas seulement de cette célèbre séquence où il sortait de ses gonds en éructant « Taisez-vous ! » face au scénariste français d’origine algérienne (ce n’était probablement pas anodin) Abdel Raouf Dafri, dans « Ce soir ou jamais », sur France 2, en 2013. Sa vision de l’école idéale : des élèves dociles et muets face à un professeur à la parole incontestable. De même, il hait Internet parce qu’il y a perdu le monopole de la parole autorisée — voir son livre Internet, l’inquiétante extase (Mille et une nuits, 2001). Il partage ce trait, parmi beaucoup d’autres, avec Philippe Val, qui, également présent l’autre soir sur LCI, a rivalisé avec lui d’arrogance envers leurs interlocutrices (« Qu’est-ce qu’y a, là ? Y a quelque chose que j’ai dit qu’y fallait pas dire ? »), renvoyant la sensibilité féministe ou antiraciste à des enfantillages absurdes et méprisables. Il est aussi célèbre pour parler au moins autant que ses invités dans son émission sur France Culture. Cet homme ne supporte pas que les autres aient la parole.
L’un des plus éminents
représentants
de l’universalisme
de clocher
Ce qui m’intrigue davantage que son rond de serviette médiatique, c’est la révérence résiduelle, mais obstinée, qu’il continue de susciter parmi des gens qui sont aux antipodes de ses idées. Son rôle de boutefeu a beau crever de plus en plus les yeux, beaucoup réussissent encore à le défendre. Certains s’inquiètent de l’antisémitisme qui peut s’exprimer dans les débats à son sujet, ce qui est évidemment légitime — faut-il le préciser ? même quelqu’un qui clame sur tous les plateaux sa détestation des Arabes et des Noirs doit être lui-même défendu contre la haine raciale. Mais d’autres semblent encore se laisser impressionner par son statut d’intellectuel ; un effet d’intimidation qu’il prend d’ailleurs soin de nourrir en multipliant les citations d’auteurs prestigieux et en posant avec morgue devant des bibliothèques imposantes. L’ignorance profonde que traduit forcément le racisme devrait pourtant suffire à le discréditer. Il est l’un des plus éminents représentants de cet universalisme de clocher qui, paradoxalement, depuis une vingtaine d’années, voit ce pays et sa prétendue « élite » tomber toujours plus bas au nom de la haute opinion qu’ils se font d’eux-mêmes.
On sent chez les défenseurs de Finkielkraut un mélange de respect et de crainte, d’anxiété à l’idée qu’on pourrait faire descendre le grand homme de son piédestal. Il est l’incarnation du patriarche. Il est significatif que, dans un récent article ultra complaisant du Monde à son sujet (18 septembre 2019), Jean Birnbaum se soit spontanément placé par rapport à lui dans la position de l’enfant, en racontant cette anecdote : « Je me rappelle que ma mamie avait failli me priver de dessert, au début des années 2000, parce qu’une amie à elle avait entendu Finkielkraut tonner à la radio contre un de mes articles. » Dans les sentiments qu’inspire le « philosophe », on retrouve l’ambivalence fondamentale que suscitent tous les patriarches : ils terrifient, mais ils rassurent, aussi. Ils représentent un repère, ils énoncent la vérité et dispensent de penser par soi-même. Ils font naître une angoisse à l’idée de se montrer déloyal à leur égard, la peur d’une sanction tantôt obscure, tantôt très concrète. Ils sont la clé de voûte d’un ordre du monde qui existe depuis si longtemps que beaucoup ont peur de le bousculer. Comme si la société allait tomber dans un trou noir s’ils n’étaient plus là pour nous « guider ».
Face au patriarche,
une sidération profonde,
la peur d’enfreindre
une loi implicite
La paralysie devant le patriarche, devant l’homme qui exerce une forme de pouvoir réel et/ou symbolique, nous l’avons toutes et tous ressentie. Il est très difficile de s’en débarrasser. C’est notamment ce qu’ignorent tous ceux qui refusent de croire qu’il puisse y avoir viol sans contrainte physique : cette sidération profonde, cette peur d’enfreindre une loi implicite, mais très puissante, si on proteste ou si on se défend ; quand ce n’est pas l’esprit qui bute, qui refuse de croire qu’une incarnation de l’autorité puisse avoir un tel comportement — ou un mélange de tout ça. Le chemin qu’il faut parcourir, la transgression qu’il faut assumer pour parvenir à vaincre la conspiration du silence qui protège le patriarche et ses crimes : c’est ce que montrait magnifiquement, en 1998, le film de Thomas Vinterberg Festen, dans lequel, au milieu de la famille et des amis réunis pour les 60 ans du père, un fils se lève et met soudain fin à l’hypocrisie générale en racontant les viols incestueux subis dans l’enfance avec sa sœur jumelle, qui s’est suicidée peu de temps auparavant.
C’est aussi l’impuissance de Samantha Geimer face à Polanski, ou d’Adèle Haenel face à Christophe Ruggia — deux très jeunes filles face à des hommes prestigieux censés pouvoir leur ouvrir les portes de la vie dont elles rêvaient. Il est d’ailleurs significatif que, ces jours-ci, Adèle Haenel reçoive des soutiens beaucoup plus francs et nombreux que Valentine Monnier, la nouvelle accusatrice de Polanski : il y a la force du témoignage qu’elle a livré, oui, mais aussi le fait que Ruggia n’est pas un réalisateur très important (je ne pense pas être la seule à n’avoir jamais entendu son nom avant ces dernières semaines). Elle-même l’a souligné lucidement : désormais, elle est plus célèbre et plus puissante que lui. On peut donc soutenir bruyamment l’actrice sans porter atteinte à la figure d’un patriarche, ce qui est tout de même vachement commode. Cette semaine, le magazine Elle met Adèle Haenel en couverture, sous le titre « Pourquoi sa parole marque un tournant », et lui consacre six pages intérieures. Mais il assure aussi la promo, comme si de rien n’était, du film de Polanski, à travers une interview de l’actrice Emmanuelle Seigner, épouse du cinéaste. Apparemment, tout le monde ne le négocie pas super bien, le « tournant ». (À la question « La cause qui vous mobilise ? », Emmanuelle Seigner répond : « Le politiquement incorrect ».)
Mais la palme de la tartufferie revient à Costa-Gavras, qui, invité de Mediapart Live au lendemain de l’intervention d’Adèle Haenel, déclarait : « Permettez-moi de vous dire l’émotion d’être assis sur la chaise où était assise Adèle Haenel hier soir. » Un comble, de la part d’un homme qui avait défendu Polanski en ces termes : « Cessez de parler de viol, il n’y a pas de viol dans cette histoire ! » Et, quand on lui rappelait que la victime avait 13 ans : « Oui, mais enfin, vous avez vu les photos : elle en fait 25 ! » (Europe 1, 28 septembre 2009). Il y a deux ans, il défendait, en tant que président de la Cinémathèque française, le choix de consacrer une rétrospective au cinéaste désormais accusé de viol par douze femmes. « Le pardon est nécessaire dans la société », disait-il il y a encore quelques jours. Visiblement, il voulait dire : le pardon des puissants. Dans ce contexte, le soutien apporté par Adèle Haenel à Valentine Monnier prend encore plus de poids.
Philosophes, artistes,
médecins, professeurs...
Outre le statut de philosophe (l’homme qui a lu des livres) ou d’artiste (le démiurge), certaines professions redoublent l’autorité et l’aura du patriarche : médecin (l’incarnation de la science conquérante et omnisciente), en particulier. Je pense à ce témoignage entendu l’autre soir dans le spectacle Speculum, qui évoque les violences gynécologiques. Une femme raconte sa première visite chez le gynécologue, toute jeune adolescente (je cite de mémoire) : « Dans la salle d’attente, ma mère m’a dit de faire tout ce que le médecin me dirait. Il m’a emmenée dans son cabinet. Là, il a sorti sa bite et il m’a demandé de le caresser. J’ai pensé que c’était pour m’apprendre le fonctionnement des organes génitaux masculins. »
Professeur, aussi. Je me souviens de ce professeur de grec ancien qui, en première année du collège (l’équivalent suisse du lycée), terrorisait toute ma classe. Il adorait nous interroger par surprise et nous voir nous liquéfier, perdre tous nos moyens devant lui. Il nous humiliait alors longuement ; il disait par exemple à un de mes amis, l’un de ses souffre-douleur favoris, qu’il avait « la cervelle d’un colibri ». L’angoisse était palpable dans les couloirs avant son cours. Quelques semaines après la rentrée, quand le directeur s’est présenté devant la classe pour voir comment les choses se passaient et répondre à nos éventuelles questions, on a été quelques-uns à lui exposer cette situation et à lui demander s’il trouvait ça normal. Il a été très embarrassé : il était très surpris de ce qu’on lui racontait, il s’agissait d’un enseignant respecté, etc. Mais ce qui m’a le plus démoralisée, c’est que nos camarades nous ont désavoués en disant qu’il n’y avait aucun problème, que c’était un « bon prof » et qu’« au moins, avec lui, on travaillait » — peu leur importait que ce soit à coups de trique. Première rencontre avec cette passion de l’autorité et cet attachement à l’ordre existant, si oppressif soit-il, qu’il me semble retrouver aujourd’hui chez les défenseurs de Finkielkraut.
Il y a quelque chose de fascinant à voir cet homme qui, il y a vingt-cinq ans, pouvait encore faire illusion, c’est-à-dire passer pour cultivé, sérieux et pondéré, se transformer en ce croque-mitaine vociférant qui révèle toujours davantage son ignorance, sa vulgarité, la haine qui l’habite. On peut y voir comme un résumé de l’évolution de ces dernières années, de tous ces masques qui tombent au fur et à mesure que les femmes et les minorités conquièrent un droit à la parole — notamment grâce à cet Internet que Finkielkraut avait bien raison de redouter. Le patriarche est nu ; mais certains s’entêtent à le voir toujours en habits rutilants.
« Ne nous délivrez pas du mâle », suppliait en titre l’éditorial d’octobre de Causeur : comment imaginer un plus bel aveu ?