La méridienne

Le blog de Mona Chollet

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28 décembre 2017

« Comme si ta vocation était de me conforter dans la mienne »

Le problème avec « Lettre à D. » d’André Gorz

André Gorz et Dorine Keir en 1990 - Lillian Birnbaum/Lebrecht/Leemage

« Lui, il écrit jour et nuit ; elle, elle l’aime et l’aide par sa présence », disait Laure Adler en introduction à la dernière de ses trois émissions consacrées à André Gorz (1923-2007) et à sa relation avec sa femme Dorine Keir (France Inter, 25-27 décembre 2017). Figure centrale de la pensée écologiste et de la critique du travail, théoricien du revenu garanti, Gorz est un intellectuel important pour moi. Et pourtant ces émissions m’ont exaspérée — et pas seulement par le choix d’inviter Daniel Cohn-Bendit dans la dernière. L’acteur Pascal Greggory y a lu de longs extraits de Lettre à D. (Galilée), le livre dédié par Gorz à sa femme en 2006, un an avant qu’ils se suicident ensemble, sa maladie à elle s’étant aggravée.

Tous deux s’étaient rencontrés à Lausanne après la guerre. C’est cette histoire d’amour de toute une vie qui fascine dans Lettre à D. Gorz s’y émerveille de ce que Dorine se soit intéressée à lui, qu’on lui avait décrit comme un « Juif autrichien sans le sou ». Il a écrit Lettre à D. — qui lui a valu son premier succès de librairie — parce que, au terme de leur vie ensemble, il réalisait combien il avait négligé l’influence qu’elle avait eue sur lui, et l’importance qu’elle avait eue dans son parcours ; il s’en voulait d’avoir donné d’elle une image fausse et peu flatteuse dans Le Traître, en 1958. Un hommage, donc ; mais un hommage au goût amer, dès lors qu’on fait abstraction de la sympathie qu’inspirent la figure de Gorz et cette longue fidélité mutuelle. Leur histoire reprend un schéma trop familier : lui, l’intellectuel en devenir qui écrit fiévreusement ; elle, la compagne dévouée qui croit en lui dès le début, qui lui sert d’assistante, de documentaliste, de conseillère, d’interlocutrice, de relectrice. Elle prend des boulots alimentaires pour contribuer à la subsistance du couple, tandis que lui n’accepte que des emplois en lien avec la vie intellectuelle (il a été journaliste à L’Express et au Nouvel Observateur). Elle fait « monter sa cote » grâce à son charme et à son talent pour « recevoir », tempérant l’austérité de son compagnon solitaire et aidant ainsi sa carrière. Son intelligence et sa culture à elle, décrites par tous les proches du couple, ne serviront qu’à mettre en valeur celles de son mari ; elles n’auront eu qu’une valeur ornementale.

En somme, il lui rend hommage pour son sacrifice, pour son abnégation, pour la tolérance qu’elle a manifestée quand il était obnubilé par son œuvre. Cet hommage, et le relais qu’il a reçu à travers l’accueil unanimement élogieux du livre, sont d’une condescendance inouïe. « Comme si ta vocation était de me conforter dans la mienne » : je n’avais pas relevé cette phrase de Lettre à D. à l’époque de sa sortie ; aujourd’hui, elle me fait bondir (je crois que je suis en voie de radicalisation :) ). Comme Laure Adler l’a rappelé, lui avait trois noms : son nom d’état civil, Gerhart Hirsch, et deux pseudonymes, André Gorz et Michel Bosquet. Elle, elle restera sous cette simple initiale : « D » (il voulait intituler son livre « Lettre à Dorine », mais elle l’en a empêché). Je n’avais jamais entendu son nom de naissance avant de le chercher sur Google aujourd’hui. L’un des invités de Laure Adler laisse entendre qu’elle ne se reconnaissait pas vraiment dans le portrait qu’il avait dressé d’elle dans ce livre : elle insistait sur le fait que c’était sa vision à lui. Nous ne connaîtrons jamais sa version à elle. En dehors de rares enregistrements de sa voix, tout ce qui reste d’elle sera passé par sa médiation, par son regard à lui.

Leur histoire apparaît comme idyllique parce qu’elle l’a soutenu de cette manière indéfectible et parce qu’elle a misé sur le bon cheval — même si l’expression n’est pas adéquate dans la mesure où, à l’évidence, il n’y a eu là aucun calcul de sa part — et qu’elle a bénéficié de son succès par procuration. Il nous reste à lire des histoires où les femmes puissent aussi envisager de croire en elles-mêmes. Je rêve qu’un jour on puisse raconter de « belles histoires d’amour » où les deux partenaires se soutiennent mutuellement et où chacun permet à l’autre de se réaliser, au lieu que l’un — ou plutôt l’une — se mette au service de l’autre en négligeant ses propres possibilités, talents et aspirations.