C’était à la fin des années 1960, dans un petit village de Bretagne. On avait d’abord dit aux deux fillettes : « Votre maman est partie à Paris. » Mais Clotilde n’est jamais revenue, et elles ont fini par comprendre qu’elle était morte. « D’une appendicite », leur a-t-on dit : il leur a bien fallu se satisfaire de cette explication. Les fillettes ont grandi. Leur père, Antonio, fils de républicains espagnols réfugiés en France, ne leur parlait jamais de leur mère, sinon pour leur répéter qu’elle avait été une femme et une peintre extraordinaire – le jeune couple s’était rencontré aux Beaux-Arts, à Rennes. Les tableaux de Clotilde étaient enfermés dans un placard, et ses affaires personnelles, dans un coffre posé au milieu du salon. Sur les photos de famille où figuraient plusieurs visages féminins, Mariana, la cadette, âgée de quatre ans à sa mort, était incapable de reconnaître le sien.
Entrée à l’école du Théâtre national de Strasbourg, Isabel, l’aînée, est devenue comédienne : on l’a découverte dans Derborence, le film de Francis Reusser, en 1984. Aujourd’hui, elle apparaît régulièrement dans des séries policières à la télévision. Mariana, elle, est devenue réalisatrice de documentaires. La première n’a eu de cesse d’interroger sa propre histoire, ce qui l’a amenée à entamer une psychanalyse. La seconde, au contraire, lui a tourné le dos pour s’intéresser surtout, de par son métier, à la vie des autres. Vers la fin de son analyse, Isabel, mère d’une petite fille, a connu une période où, bien qu’ayant une contraception, elle tombait enceinte, et devait subir des avortements à répétition. Sur les conseils de son analyste, elle a alors demandé à son père s’il y avait eu des avortements dans la famille.
Antonio lui a répondu par la négative. Mais, un soir, quelque temps plus tard, il a invité ses filles au restaurant. Et là, alors qu’elles avaient toutes deux la trentaine, elles ont enfin su de quoi était réellement morte leur mère : d’une septicémie consécutive à un avortement clandestin pratiqué sur elle-même. Le jeune couple tirait le diable par la queue, elle ne voulait pas de troisième enfant à ce moment-là, elle voulait peindre. Ses derniers mots ont été : « Et ce bateau, où est-ce qu’il va ? » Elle avait vingt-huit ans.
Mariana Otero : « Je voulais créer un espace commun entre l’intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien »
Pour Isabel, la révélation du secret est la dernière pièce qui manquait à son puzzle. Mariana, en revanche, voit l’édifice de sa vie sérieusement bousculé. Elle imagine, bouleversée, la détresse et la solitude dans lesquelles sa mère est partie, sans avoir pu dire adieu aux siens. Il lui faudra encore dix ans (entre-temps, elle aura eu un petit garçon) avant de réaliser Histoire d’un secret. « On sent bien, dans le film, observe-t-elle, qu’Isabel est plus dans la légèreté, et moi dans la gravité. Par rapport à moi, elle est à un autre moment de l’histoire. »
Sur l’écran, les tableaux de Clotilde Vautier, parmi lesquels beaucoup de superbes nus féminins, charnus et éclatants de vie, réapparaissent en pleine lumière, enfin exhumés. Circulant au milieu d’eux, une restauratrice, à qui la réalisatrice s’est bien gardée de dire qu’il s’agissait de l’œuvre de sa mère, analyse finement la technique de l’artiste. Mariana filme ses conversations avec sa sœur, avec son père, avec son oncle et sa tante, avec sa grand-mère, avec les anciens modèles et amis de Clotilde…
Une réparation symbolique ? Oui. Une thérapie ? Surtout pas. Intimiste et chaleureux comme un tableau de sa mère, nimbé d’une atmosphère poétique, romanesque, le film de Mariana Otero réussit à rendre palpable la présence des disparus, des absents, et atteint à ce fragile point d’équilibre où l’expérience la plus personnelle devient ce qu’il y a de plus partageable. Si elle ne savait jamais ce qui allait surgir des scènes avec ses proches avant de les tourner, elle avait en revanche minutieusement préparé le cadre, travaillant sur la lumière, le décor, la place occupée par chacun… « Ma hantise, explique-t-elle, c’était de faire un film de famille. Je voulais créer un espace commun entre l’intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien. Je voulais qu’il s’y retrouve, qu’il puisse projeter ses propres secrets, ses propres fantômes, ses propres silences. Pour cela, il fallait absolument éviter le naturalisme, l’improvisation. »
Sorti en France en octobre 2003, le film a reçu un accueil ému de la critique et du public. « J’ai fait environ quatre-vingts projections-débats, et j’ai pu constater que les gens s’étaient vraiment approprié le film. Certaines femmes revenaient le voir en emmenant leur fille, ou leur mère, ou leur sœur… Parfois, il leur permettait de se dire des choses qu’elles ne s’étaient jamais dites : c’est une histoire qui relance d’autres histoires. Même celles qui n’ont jamais subi d’avortement, ou qui n’ont pas perdu leur mère, sont touchées, parce qu’elles aussi cherchent comment concilier leur désir de s’accomplir en tant que femmes et leur désir d’être mères. Les hommes, eux, s’identifient à mon père… »
Le film fait aussi ressurgir toute une histoire collective dont on se rend compte qu’elle était passée à la trappe. Devant la caméra de Mariana Otero, la gynécologue Joëlle Brunerie-Kaufmann, militante historique de la lutte pour le droit à l’avortement, évoque ses souvenirs de jeune interne : les femmes qui arrivaient à l’hôpital dans des états épouvantables, qui se faisaient engueuler, et qu’on renvoyait chez elles, tant que c’était possible, encore enceintes ; les jeunes médecins que l’on terrorisait en leur rappelant ce qu’ils risquaient s’ils les aidaient à avorter… Et puis toutes celles qui en mouraient, donc, et sur qui pèse un lourd silence.
Lorsque Mariana Otero l’a contacté pour son film, le gynécologue de Clotilde lui a d’abord conseillé, raconte-t-elle, de « ne pas remuer la merde » : « Il prétendait que le cas de ma mère était unique à Rennes, ce qui est évidemment impossible. » Comment expliquer que les jeunes générations, aujourd’hui, aient l’impression que les histoires d’avortements clandestins remontent au XIXe siècle, ou, à la limite, à la dernière guerre, alors qu’elles datent d’il y a moins de trente ans ? « Je crois qu’avec l’arrivée de la pilule, en 1969, puis la légalisation de l’avortement en 1975 [le cas de la Suisse, où la libéralisation des pratiques a devancé celle de la loi, est plus compliqué], on a surtout eu envie de profiter de la liberté sexuelle incroyable dont on disposait tout d’un coup, et plus tellement de parler du passé. Si bien que toute cette histoire a été occultée, et qu’aujourd’hui, on voit les tabous revenir en force. »
Histoire d’un secret est en effet sorti dans un contexte critique : alors en discussion à l’Assemblée nationale, l’amendement Garraud, qui, depuis, a été rejeté, prévoyait d’instaurer un « délit d’interruption de grossesse », passible d’un an de prison, lorsque celle-ci avait été provoquée par une négligence ou une maladresse : une manière de conférer au fœtus le statut juridique d’une personne. « Et moi qui croyais avoir fait un film sur le passé… », grimace la réalisatrice. En France, les femmes ont de plus en plus de mal à exercer leur droit à l’IVG, car de nombreux médecins invoquent la clause de conscience pour refuser de pratiquer un acte jugé « peu gratifiant ».
« Je suis invitée bientôt à montrer mon film à des étudiants en médecine, dit Mariana Otero, j’espère que cela pourra faire un peu bouger les choses… Mais il est évident que nous sommes en nette régression. En discutant avec le public, j’ai fini par comprendre que l’on faisait une confusion. Si une IVG est toujours douloureuse, c’est parce qu’elle oblige à regarder sa vie en face : c’est le moment où on se rend compte que son compagnon, contrairement à ce qu’on croyait, n’est pas prêt à assumer la paternité, par exemple ; ou alors, qu’on approche de la quarantaine et qu’on laisse peut-être passer sa dernière chance de donner la vie… Mais, au lieu de ça, les gens s’imaginent que si on souffre, si on doit souffrir, c’est parce qu’on commet un crime ! Il faudrait discuter davantage de cette question : en quoi, exactement, un avortement est-il un choix difficile ? Comme on n’en parle pas, les militants anti-avortement progressent sur le terrain psychologique, intérieur, et cela, c’est très inquiétant. »