La méridienne

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11 août 2018

Inscris ! Je suis poète

Hommage à Mahmoud Darwich

À l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Mahmoud Darwich, disparu le 9 août 2008, je republie ce texte écrit en 2000 pour la revue littéraire en ligne Inventaire/Invention.

Dernière apparition publique de Mahmoud Darwich, le 14 juillet 2008 au Théâtre antique d’Arles

« L’autre jour, je donnais une conférence sur l’engagement et la poésie à Nazareth, en Galilée, ma région natale. J’ai attaqué, une fois de plus, cette idée d’une “poésie nationale”, patriotique, à laquelle nous, Palestiniens, serions condamnés. Non, les roses ne symbolisent pas forcément les blessures des martyrs. J’ai dit tout cela un soir, et le lendemain matin Ariel Sharon, en visitant ostensiblement l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, donnait le point de départ de l’embrasement que l’on connaît. La réalité a fait sa propre conférence... »

En octobre 2000, le poète palestinien Mahmoud Darwich était de passage à Paris à l’occasion de la parution en français de son dernier recueil, Le Lit de l’étrangère (Actes Sud). Et s’il était sollicité de toutes parts, ce n’était pas en raison d’un soudain engouement unanime et délirant pour la poésie : quelques jours auparavant, le 28 septembre 2000, avaient éclaté en Israël les premiers affrontements de ce qui devait devenir la deuxième Intifada. Les journalistes français s’arrachaient donc l’un des plus grands poètes arabes vivants pour lui demander son commentaire sur la situation politique au Proche-Orient. Lui-même, bouleversé par les événements, avouait dans l’entretien cité plus haut (accordé à Télérama) n’avoir pas très envie de parler poésie.

Le Lit de l’étrangère se trouvait donc relégué au second plan. Qu’y avait-il dans ce recueil ? Des poèmes d’amour, exclusivement... Lors de la publication du livre en arabe, en 1999, un critique faisait remarquer : « Comme si l’Histoire délivrait enfin le poète de l’image du héros et l’autorisait à intégrer la normalité quotidienne. » Le répit n’a pas duré longtemps. En ces premiers jours d’octobre, le retour de la guerre venait de faire au poète une singulière queue de poisson, ranimant chez lui un vieux regret : celui de devoir l’intérêt qu’il suscite à son statut de symbole, de porte-parole de la cause palestinienne, et non à son seul talent, à sa seule personnalité d’écrivain. La chape de malentendu retombait. À l’automne 1996 déjà, alors qu’une revue israélienne préparait la première anthologie de son œuvre en hébreu, Darwich déplorait que ses poèmes d’amour n’aient pas été retenus. Il exprimait ce souhait, dans lequel on aurait tort de ne voir qu’une provocation : « Je voudrais être présenté au public israélien comme un poète de l’amour. Je veux que le public, tout le public, connaisse le poète qui est en moi, pas seulement le Palestinien qui est en moi. »

Avec Rita, 1966 (?)

La poésie n’est pas la seule victime de ces interférences désespérantes, de cette réalité envahissante qui fausse inexorablement toute communication. L’un des poèmes autobiographiques de Darwich, Rita, évoque son histoire d’amour avec une Israélienne. Il débute ainsi : « Entre Rita et mes yeux / S’interpose un fusil... » Des années plus tard, dans l’un des entretiens du recueil La Palestine comme métaphore, il dressait ce constat d’échec : « Il était impossible de se laisser aller à un amour heureux. La réalité montait les tensions, provoquait des disputes. L’idée d’ennemi avait en fait pénétré la relation ; l’homme et la femme s’enlaçaient, mais l’ennemi était tapi sous leur lit. » Mahmoud Darwich sait cependant qu’une poésie « chimiquement pure » ne serait qu’un leurre mortifère, comme l’amour « chimiquement pur », vécu en huis clos, dont parle Albert Cohen dans Belle du Seigneur. Au journaliste de L’Humanité qui lui demandait s’il regrettait d’être perçu comme un poète politique, il répondait clairement : « Non. Je revendique toujours ma palestinité, je suis toujours en plein dans le sujet, il m’est impossible de m’en extraire. Mais je suis parfois déçu que l’on n’ait vu que cela en moi. » Un universitaire syrien qui donnait un jour une conférence à la Sorbonne sur la poésie arabe, à la question de savoir s’il avait parlé de Mahmoud Darwich, répondit : « Bien entendu, lorsque j’ai parlé de la cause palestinienne. » « Je n’ai jamais lu de plus violente attaque contre ma poésie, commentait l’intéressé. Je serais donc en dehors de la poésie, les écrits des Palestiniens relèveraient de l’Office des réfugiés de l’ONU et du Conseil de sécurité... »

« Dans nos vies, le politique
n’est pas une affaire de partis,
c’est plutôt l’un des noms du destin »

Darwich a toujours entretenu avec la politique des rapports dont il revendique la complexité. « Dans nos vies, dit-il d’ailleurs, le politique n’est pas une affaire de partis, c’est plutôt l’un des noms du destin. » Lui-même avait sept ans en 1948, lors de la création de l’État d’Israël. Réveillé en pleine nuit par sa mère, il s’est retrouvé pris dans le tourbillon d’une fuite à travers la forêt, sous les balles, pour aboutir dans un camp de réfugiés de la Croix-Rouge, au Liban. Là, il entend prononcer des mots nouveaux, qui désormais baliseront son univers : « patrie », « guerre », « armée », « réfugiés », « frontières »... La politique vient de faire intrusion dans sa vie, et de la manière la plus brutale qui soit. Un an plus tard, sa famille et lui retournent clandestinement sur leurs pas ; mais leur village, Birwa, a été rasé. Ils s’installent dans les environs, cachés par les habitants. Absents lors du recensement, ils restent plusieurs années en situation irrégulière dans leur propre pays. Bon élève, Mahmoud découvre la littérature, qu’il lit tant en arabe qu’en hébreu. Devenu adulte, il milite au Parti communiste. Il écrit ses premiers poèmes, qui lui valent la prison. En 1971, déjà célèbre, il s’enfuit au Caire, où il est accueilli triomphalement. Puis ce sera Beyrouth, pendant la guerre civile, qu’il relate dans un récit en prose, Une mémoire pour l’oubli. Il sort de Beyrouth avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qu’il accompagne dans sa fuite à Tunis. Il passe enfin dix ans à Paris, son exil le plus lointain, avant de retourner en Israël et de s’établir à Ramallah, en 1996.

Tournage du documentaire « Mahmoud Darwich : Et la terre, comme la langue », Jordanie, 1997. Elias Sanbar, la réalisatrice Simone Bitton, Mahmoud Darwich et Gonzalo Arijon (avec l’aimable autorisation de Simone Bitton)

« La terre nous est étroite, dit l’un de ses poèmes les plus célèbres. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer. » Cette étroitesse dans la marge de manœuvre, cette amputation, valent aussi pour la condition de poète en pays occupé, morcelé. La position de Darwich est celle d’un funambule. Comment dilater son être, « fouiller dans son monde intérieur », selon sa propre expression, quand le contexte politique ne cesse de vous harceler, quand il vous oblige à la fuite, à l’exil, quand vous n’avez nulle part où vous placer hors de sa portée ? Comment se démarquer pour chercher et assumer sa voix propre, quand la pression extérieure permanente oblige la communauté à faire bloc ? Comment construire et affirmer une identité singulière, riche, quand l’occupant, mais aussi le reste du monde, vous réduisent constamment à un stéréotype ? De tout cela, il est bien conscient : « Notre problème littéraire permanent, à nous Palestiniens, est que nous sommes condamnés à être les enfants du moment immédiat ; parce que notre présent ne se résout ni à commencer ni à finir. Comme s’il englobait l’Histoire tout entière. Le présent est si dur qu’il occulte sa propre historicité, son passé et son avenir. »

« Je défends la force de la faiblesse
contre la force de la force »

Difficile, empêchée, la parole se fait aussi plus essentielle. Elle devient le seul moyen de conjurer la perte, l’absence, l’engloutissement d’un monde. Interrogé sur l’usage particulier qu’il fait des noms, Darwich répond : « L’humanité de l’homme a commencé avec son apprentissage des noms. Il existe également une raison plus autobiographique, personnelle et collective, dans le rappel des noms de mon pays, de ce lieu, de son histoire et de sa culture. Ces noms, j’ai le sentiment que je me dois d’assurer leur défense. » Il se veut, dit-il, « poète troyen », « parce que Troie n’a pas relaté son histoire ». Il se place résolument du côté des perdants : « La langue du désespoir est plus forte poétiquement que celle de l’espoir. Car il y a assez de place dans le désespoir pour contempler le destin de l’homme, pour donner, ainsi qu’une fenêtre, sur le rivage de l’humain, alors que le vainqueur en est privé. (...) La force du désespoir réside dans le fait qu’il vous donne le sentiment de votre capacité à composer une présence humaine nouvelle. Le désespoir peut recommencer la Création. J’aime la poésie parce qu’elle nous fait don d’une force, même fictive. » Ailleurs, il a cette formule : « Je défends la force de la faiblesse contre la force de la force. » C’est après juin 1967 et le désastre de la guerre des Six jours, qui a vu l’écrasement des armées arabes, l’expansion de l’occupation et une nouvelle hémorragie de réfugiés palestiniens, que l’œuvre du « poète troyen » connaît son plus fort retentissement, d’un bout à l’autre du monde arabe.

La parole permet au poète dépossédé, exilé, à la conscience « disloquée », de se bâtir « une patrie dans la langue ». Il le fait d’abord pour lui-même : « Ma démarche est une fuite vers le moi poétique, vers l’abri que dispense la coquille de la poésie. » Il n’a jamais oublié les veillées de son enfance, lorsque les amis de son grand-père se rassemblaient dans sa maison pour lire et chanter, ni le sentiment de force, d’apaisement, de fuite hors du temps, qu’il éprouvait alors : « Avec le jour reviennent les policiers. » Lors de son premier séjour en prison, il compose Je me languis du pain de ma mère : le poème, mis en musique par le chanteur Marcel Khalife, fait vibrer des millions d’hommes, qui y trouvent un écho à leur propre nostalgie de leur mère ou de leur patrie. En 1962, à la sortie du bureau du gouverneur militaire, à Saint-Jean-d’Acre, où il est allé demander une carte d’identité, Darwich se surprend à psalmodier les réponses qu’il vient de faire au fonctionnaire. Il en sort le poème Inscris ! Je suis arabe. L’injonction, se répandant comme une traînée de poudre, devient un slogan dans la bouche des manifestants, dans tout le monde arabe, dans les rues des territoires occupés et jusque dans les banlieues françaises.

« Je me tiens au milieu, sur la frontière entre la voix publique et la voix personnelle », dit Darwich. Partout dans le monde, là où il va donner ses récitals, jusqu’à dix mille auditeurs extasiés l’acclament. Il assume cette part collective et politique dans son œuvre : « Tous les poètes du monde rêvent que leur voix soit aussi celle des autres. » Pendant les années qu’il passe à Beyrouth, puis à Tunis, sa trajectoire se confond avec celle de l’OLP. Considéré comme le « ministre de la culture » officieux de l’organisation — il est membre de son comité exécutif —, il écrit les discours de Yasser Arafat, avant de démissionner peu avant la signature des accords d’Oslo. Il estime alors que si un État palestinien doit voir le jour, sa « place naturelle » sera dans l’opposition. Par la suite, il ne ménage pas ses critiques vis-à-vis d’un « processus de paix » qu’il juge dépourvu de contenu, et qui entérine la ghettoïsation.

« Nous leur proposons un marché :
qu’ils démantèlent les colonies,
et nous démantèlerons le poème »

La puissance du verbe, le poète la vérifie auprès des siens, mais aussi auprès de l’ennemi. Par deux fois, au moins, ses propres mots lui explosent littéralement à la figure. La première fois, il est enfant : en classe, on lui demande de rédiger un texte pour l’anniversaire de la création de l’État d’Israël. Il écrit un poème qui raconte la fuite, le camp de réfugiés, son village détruit... Le gouverneur militaire le convoque et le menace de faire perdre son emploi à son père s’il récidive. La deuxième fois, c’est en 1988, au début de l’Intifada. Il voit à la télévision les images de soldats israéliens brisant avec de grosses pierres les os de jeunes manifestants palestiniens, dans un champ. Sous le coup de la colère, il écrit Passants parmi des paroles passagères : « Sortez de notre terre / de notre terre ferme, de notre mer / de notre blé, de notre sel, de notre blessure... » Dans les territoires occupés, ces vers deviendront bientôt graffitis sur les murs — de son exil, les écrits de Darwich, dit-on, entrent en Palestine « sur un nuage »...

Quelques jours plus tard, à la tribune de la Knesset, le premier ministre israélien, Ytzhak Shamir, brandit le poème : « L’expression exacte des objectifs recherchés par les bandes d’assassins organisées sous le paravent de l’OLP vient d’être donnée par l’un de leurs poètes, Mahmoud Darwich... » L’affaire tombe à point pour ressouder une opinion israélienne divisée par la violence de la répression de l’Intifada, par un début de prise de conscience de la réalité de l’occupation. « Unité retrouvée à la Knesset grâce à un poème », titre un journal. Les intellectuels juifs dont il est proche se détournent de Darwich, parfois en l’insultant publiquement. Dans le poème, quatre mots ont suffi à ranimer une peur viscérale : « Sortez de notre mer ». Les Israéliens y ont entendu un écho du fameux appel à les « rejeter à la mer », lancé autrefois par le premier dirigeant de l’OLP, Ahmad Shoukeyri. Face au tumulte soulevé, Darwich, amer, ironise : « Nous leur proposons un marché : qu’ils démantèlent les colonies, et nous démantèlerons le poème. »

Le poète ne cesse de déjouer les identités réductrices que veulent lui imposer tant l’ennemi que le « féroce amour » des siens. Partout où il passe, on continue à lui réclamer Inscris ! Je suis arabe. Il refuse, et propose de lire plutôt ses œuvres récentes. « Plus ce poème avait du succès, et plus il m’irritait. Quel besoin les gens ont-ils de se savoir arabes ? » Au fond, il connaît très bien la réponse : « Je ne crois pas qu’il y ait au monde un seul peuple à qui l’on demande tous les jours de prouver son identité comme les Arabes. Personne ne dit aux Grecs : Vous n’êtes pas grecs ; personne ne dit aux Français : Vous n’êtes pas français. Mais l’Arabe doit en permanence présenter ses papiers d’identité, parce qu’on cherche à le faire douter de lui-même. Je ne suis pas obsédé par la généalogie et la parentèle. “Je suis dans ma langue.” Pas plus, mais pas moins. Et je dis que dans cette langue, on perçoit le voisinage des Romains, des Perses et de tant d’autres peuples. Il n’y a pas de ghetto dans mon identité. Mon problème réside dans ce que l’Autre a décidé de voir dans mon identité. C’est l’Autre qui, sans cesse, me demande d’être un Arabe, selon, bien entendu, sa propre définition de l’arabité. »

Sa démarche consiste à réussir un équilibre, une synthèse subtile entre le dehors et le dedans : « Un poème peut tout exprimer. Il nous faut néanmoins l’éloigner de tout ce qui le perturbe : l’éphémère, le conjoncturel, l’immédiat, l’inconsistant dans le réel. Je dis bien l’inconsistance du réel, et non sa pesanteur. » Entre l’événement et l’écriture, dit-il, il faut que s’établisse une distance, « afin que la langue se tende ». En somme, pour reprendre la distinction établie par le critique Bertrand Leclair dans Théorie de la déroute, il cherche à écrire dans son époque, et non pour son époque. Parmi les siens, et non pour eux. Ce qu’il résume ainsi : « Je crois que la Palestine n’est pas seule à être un alibi poétique. Tout sujet est un alibi. Où vit la poésie ? Dans le sujet qu’elle aborde ou dans son indépendance esthétique par rapport à son sujet ? » Dans son souci constant de « débarrasser la poésie de ce qui n’est pas la poésie », il n’a pas inclus dans ses recueils, par exemple, le poème Passants parmi des paroles passagères  : il lui avait servi à armer la main des lanceurs de pierre, comme il le désirait, mais il jugeait que, trop enchaîné à une conjoncture, il ne relevait pas de la poésie. Pour autant, il ne regrettait rien. Dans un entretien avec une poétesse israélienne, revenant sur « l’affaire », il lançait, bravache : « J’étais embêté pour une seule raison : Shamir m’avait pris en flagrant délit de texte faible. »

Avec les années, on perçoit une évolution au fil des entretiens accordés par Darwich : il semble prendre moins à cœur les lectures orientées que font ses admirateurs de ses poèmes. Il fait bien, car c’est peine perdue : même Le Lit de l’étrangère n’a pas échappé à la règle. On lui a dit : « Magnifique, ton poème où tu es sur un pont avec une femme. Elle, c’est la Palestine, et le pont, c’est la métaphore de nos difficultés à entrer et sortir des territoires autonomes. » Or le pont était un pont de Paris, et la femme, une femme... Dans L’Humanité, en octobre, il prenait le parti d’en rire : « On s’est habitué à penser que, pour moi, la femme, c’est la patrie. Il faut toujours que je prouve que suis normal et que je fais l’amour avec des femmes, pas avec la terre ! »

Quelques années plus tôt déjà, se retournant sur son parcours, il admettait : « Je réclamais inlassablement une lecture innocente de mes poèmes. Mais il semble que cette revendication soit illusoire. Existe-t-il une lecture innocente de quelque texte que ce soit ? » Il retenait donc l’essentiel : « Le résultat de ces brouilles est finalement beau. Le rapport étroit du lecteur à la poésie manifeste la fraîcheur qui subsiste dans l’âme arabe. Il montre que la crise de la poésie n’est pas dans sa relation aux gens. L’attrait de la poésie est intact ainsi que la capacité de la goûter. » En même temps, il semblait acquérir une conscience toujours plus aiguë de la nécessité de « passer de l’objet, la Palestine, au sujet, le Palestinien ». Il s’agissait désormais de se dégager coûte que coûte des pressions politiques externes, pour trouver le moyen de « contempler l’humain en nous ». « Le poète palestinien doit réintégrer son moi, et alors la tragédie palestinienne trouvera son expression la plus raffinée », écrivait-il.

Avant qu’un jour, peut-être, la terre ne soit plus étroite.


« Quand m’embrasseras-tu ?
Quand je croirai qu’il m’est donné de croire que ces deux lèvres sont ouvertes pour moi.
Pour qui, sinon ?
Pour une voix surgie d’une constellation lointaine. Sais-tu que tes yeux peuvent donner à la nuit les couleurs que tu veux ?
Embrasse-moi !
La pluie derrière la vitre, une braise de l’autre côté. Pourquoi faut-il qu’il pleuve autant ?
Pour que tu restes en moi...
Le plaisir naît du plaisir. La pluie qui ne cesse, un feu qui ne s’éteint, un corps qui ne finit. Un désir qui disperse les ombres et les membres. Nous ne dormons que pour être éveillés par le sel assoiffé de miel, par l’odeur du café à peine brûlé par les embrasements du marbre. Glaciale et torride est cette nuit, glaciale et torride est cette plainte. Me brûle une soie que rien ne peut froisser, qui se tend davantage chaque fois qu’elle rencontre ma peau et crisse. L’air est une pelote d’aiguilles, caresse humide et tiède entre mes orteils, sur mes épaules comme une vipère qui se dresse et siffle sur les braises. Une bouche qui dévore les présents du corps. Ne reste de la langue que le cri de la chambre close où s’ébattent des animaux familiers.
Mort que nous nous donnons l’un l’autre, de l’autre côté de la fenêtre. »

Une mémoire pour l’oubli

« Un lieu, je veux un lieu ! Je veux un lieu à la place du lieu pour revenir à moi-même, pour poser mon papier sur un bois plus dur, pour écrire une plus longue lettre, pour accrocher au mur un tableau, pour ranger mes vêtements, pour te donner mon adresse, pour faire pousser de la menthe, pour attendre la pluie. Celui qui n’a pas de lieu n’a pas non plus de saisons. Pourras-tu me transmettre l’odeur de notre automne dans tes lettres ? Emmène-moi là-bas, s’il reste encore une place pour moi dans le mirage figé. Emmène-moi vers les effluves de senteurs que je respire sur les écrans, sur le papier, au téléphone... »

Les deux moitiés de l’orange, lettre écrite pendant son exil parisien à son ami Samih Al-Kassem

« Jamais partis, jamais arrivés. Leurs cœurs sont des amandes dans les rues. Les places étaient plus vastes qu’un ciel qui ne les recouvrait point. Et la mer les oubliait. Ils distinguaient leur nord de leur sud, lâchaient les colombes de la mémoire vers leurs premières tourelles et capturaient chez leurs martyrs un astre qui les guidait à l’ogre de l’enfance. Chaque fois qu’ils disaient Nous y sommes..., le premier d’entre eux dégringolait l’arc des commencements. Toi le héros, laisse-nous que nous puissions te porter vers une autre fin. Périsse le commencement ! Toi le héros ensanglanté des longs commencements, dis-nous, longtemps encore notre voyage ne sera que commencement ? Toi le héros qui gis sur les pains d’avoine et le duvet des amandes, nous embaumerons de rosée la plaie qui tarit ton âme, nous l’embaumerons du lait d’une nuit éveillée, de la fleur de l’oranger, de la pierre qui saigne, du chant, notre chant, et d’une plume prise au phénix.
Et la terre se transmet comme la langue. »

Au dernier soir sur cette terre

« Il m’arrive parfois d’abandonner des passages entiers d’un poème, pour la seule raison que mon idée ne s’y exprime pas par le biais des sens. A ce propos, j’ai lu, il y a quelques jours, un vers du poète irlandais Heaney qui dit : “Il arrive souvent que les mots intègrent le sens du toucher.” Et je crois que le texte dont la langue ne touche pas aux sens du toucher, de l’odorat, du goût, souffre d’un déséquilibre dans la vision poétique et la pratique de l’écriture. »

La Palestine comme métaphore

« L’histoire de la Palestine a toujours été une histoire plurielle. Et le conflit qui nous oppose aux Israéliens, sur le plan conceptuel, tourne autour de cela. Eux voudraient que l’histoire de la Palestine commençât avec leur histoire, c’est-à-dire depuis les siècles où ils peuplèrent et régnèrent sur cette terre. Comme si l’histoire s’était cristallisée et qu’il n’y avait rien avant et rien après. L’État d’Israël d’aujourd’hui serait le prolongement naturel de cette période. Nous, nous pensons que l’histoire de la Palestine débute depuis qu’il y a des hommes, du moins les Cananéens. Et si elle se poursuit avec la période juive, et nous ne cherchons pas à le nier, l’histoire de la Palestine est plurielle. Elle englobe aussi bien les Mésopotamiens, les Syriens, les Perses, que les Égyptiens, les Romains, les Arabes, plus tard les Ottomans. Son histoire s’est peut-être faite dans la violence ; il n’empêche qu’elle est le fruit de la rencontre de tous ces peuples. Cette pluralité est une richesse. Et je me considère comme l’héritier de toutes ces cultures et ne me sens aucunement gêné de dire qu’il y a une part juive en moi. Je n’arrive pas à concevoir une possession exclusive de ce territoire. Je ne réponds pas aux Israéliens qui prétendent être dans le prolongement du royaume d’Israël que je suis le prolongement des Cananéens. Je ne cherche pas à dire que j’étais là avant eux, je dis seulement : je suis le produit de tout cela et je l’accepte et je l’assume. »

(...)

« On oublie que le geôlier est, d’une certaine manière, lui-même captif : c’est un prisonnier sans horizon, il ne porte aucune mission, ce qu’il cherche n’est pas de réaliser sa liberté mais d’empêcher l’autre d’être libre, il est victime de lui-même. Le geôlier ne peut pas chanter car il ignore tout de la mélancolie, il n’a ni regret du ciel ni nostalgie de la mer. En revanche le prisonnier chante, parce que c’est sa seule façon d’éprouver et de prouver sa propre existence. Et au fond de lui, il se sent plus libre que son geôlier qui n’a pas conscience de sa propre liberté et de sa propre solitude. La poésie consiste à nous faire don de cette force-là, dût-elle être fictive. »

(...)

« Malgré les divergences, ce qui sous-tend l’identité arabe, c’est la langue : mon identité est liée avant tout à la langue arabe. Et j’entretiens avec elle une véritable relation d’amour. Nul jour ne se passe sans que je ressente à quel point je ne la maîtrise pas. La langue arabe est une langue très sensorielle, d’une richesse exceptionnelle ; son génie réside dans son lexique. Pour “cheval blanc” il existera un mot, pour “cheval bai” un autre ; pour désigner les âges de l’homme également. L’arabe est d’une précision inouïe. Peut-être parce que le désert est par essence le lieu de la méditation et que les Arabes des origines avaient tout le temps de méditer sur les nuances du monde. Si la langue a apparu plus pauvre en ce qui concerne la formation de concepts, elle a su emprunter à d’autres langues, dont le grec. Les écrivains et philosophes du Moyen Âge ont pu enrichir cette langue très sensitive d’un vocabulaire abstrait. Averroès, au XIIe siècle, fut, ne l’oublions pas, le grand commentateur d’Aristote. »

Entretien à Libération, 10-11 mai 2003