« Pas du tout le genre de gars à inviter dans un talk-show consensuel et feutré. C’est un colosse ventru, rugueux, hirsute. Un sac à bière avec une trogne dionysiaque. Un mélange de Bérurier et de Bukowski. Un gibier de choix pour les ligues de vertu informelles qui surveillent notre société. » C’est en ces termes que le journaliste François Caviglioli décrivait, en 2005, le cinéaste Jean-Claude Brisseau, accusé d’avoir fait subir à des dizaines d’actrices des « essais » pornographiques. Quatre d’entre elles avaient porté plainte. Ce procès, douze ans avant #MeToo, fut la première grande affaire de violences sexuelles à éclater dans le cinéma français.
Ces lignes de Caviglioli, comme bien d’autres de celles que l’on pouvait alors – et que l’on peut encore – lire dans la presse, synthétisent la façon dont le milieu culturel et médiatique a naturalisé et légitimé la prédation des Grands Artistes. Ce que ce milieu appelle « érotisme », c’est un monologue complaisant, d’une misogynie virulente ou sournoise, dans lequel les actrices, réduites à des poupées aguicheuses, sont instrumentalisées cyniquement ; une vision assimilée à l’Art, avec le prestige et l’autorité incontestable que cela suppose, et imposée au public. « L’un des meilleurs cinéastes français », assénait d’emblée Antoine de Baecque dans Libération, avant de donner la parole à Brisseau sur une page et demie pour qu’il se défende [1] ; seul un petit encart, signé d’un autre journaliste, détaillait les plaintes [2].
Comme les autres, l’article de Caviglioli niait complètement les rapports de pouvoir à l’œuvre : « Certaines [des actrices « auditionnées »] se prennent au jeu, d’autres non. Question de tempérament, de tabous, d’humeur. » [3] À la mort du cinéaste, en 2019, Libération publiait une nécrologie signée Camille Nevers qui parlait d’une « œuvre impitoyable et magnifique qu’on n’a pas fini de réhabiliter », et qui brocardait « les faux nez du féminisme quand il sert d’alibi vertueux aux trissotins et aux tricoteuses » [4].
« Il y a un grand mouvement contre les hommes non homosexuels en ce moment », analysait finement Brisseau un an avant sa mort, après l’éclatement de #MeToo. La journaliste Karelle Fitoussi, qui le rencontrait pour Paris Match, écrivait : « Le règne des béni-oui-oui l’inquiète. Cette période où tout un chacun peut devenir juge virtuel et mélanger, dans un même gloubiboulga de hashtags, véritables affaires d’agressions et chasse aux sorcières, le sidère. » Il tempêtait : « On est en plein maccarthysme ! En plein hitlérisme ! À la limite d’un régime fascisant ! » [5]
À l’époque de son procès, le seul tort qu’il admettait était de « ne pas avoir fait signer de décharges aux actrices avant chaque essai. C’est sans doute ma naïveté, ma coupable innocence », soupirait-il dans son entretien avec Antoine de Baecque. Dans cette même veine de victimisation de l’agresseur, en novembre 2005, une pétition de soutien à l’« artiste blessé », signée par le gratin du cinéma et de la critique, avait été lancée [6].
Première à avoir porté plainte contre Brisseau, en 2001, Noémie Kocher a pris la parole publiquement [7] au cours des dernières années, et surtout des derniers mois, lors de la grande vague de remise en question initiée par les témoignages de Judith Godrèche et d’autres actrices contre Benoît Jacquot.
Condamné en 2005 pour les faits commis à l’encontre de deux des quatre plaignantes seulement, Brisseau a été reconnu coupable en appel, en décembre 2006, d’agression sexuelle (en réalité, un viol) sur une troisième. Cette plaignante, c’est Julie Quéré, qui, elle, ne s’est pas exprimée publiquement. Étant entrée en contact avec elle par hasard, je lui ai demandé si elle souhaitait le faire. Elle m’a alors confié le texte qui suit, pour lequel je la remercie de tout cœur. [M. C.]
I — De la violence du rire
Raconter la violence, ne rien taire et dire, en réaction à la pression des temps que nous traversons. Je doute. Que se passe-t-il quand on remue la boue ? Je m’exécute pourtant. Écrire. Ce dont je me souviens. La mémoire a effacé beaucoup, une protection qu’elle me fait. J’écris, plus rien à craindre, hormis peut-être de moi-même.
En 2002, pendant quelques mois, j’ai fait le trajet entre la Basse-Normandie et Paris pour venir passer des « essais » avec le réalisateur Jean-Claude Brisseau. Ma tante, une actrice, me l’a présenté, il était de ses amis. J’étais en confiance. Je suis allée dîner chez lui. Sa femme, la monteuse de ses films, était là. Il préparait un long-métrage sur le désir féminin. J’étais étudiante aux Beaux-Arts et je travaillais sur l’érotisme dans l’art. J’avais vu quelques-uns de ses films. Ça m’intéressait. J’avais vingt ans et je ne connaissais pas grand-chose de la fabrication d’un film. Il n’avait pas de scénario. Il voulait que les comédiennes qu’il choisirait soient ses coscénaristes, qu’elles lui racontent leurs fantasmes.
Je ne sais plus combien d’« essais » pornographiques j’ai passé. Quatre, cinq peut-être. Dans des appartements ou des chambres d’hôtel, après m’être (fait) saoulée au bar, de vin et de ces paroles de réalisateur de cinéma d’auteur, cultivé, intelligent, à la fragilité redoutablement efficace. Les « essais », toujours avec d’autres comédiennes, pendant lesquels il se masturbait derrière son caméscope pour « faire sortir la tension, l’excitation et pouvoir se concentrer ». J’évitais de regarder. Je faisais ce qu’il me disait. Coucher avec les filles, fermer les yeux, ouvrir la bouche. Aucun plaisir. Et pas de jeu – pas du jeu, mais le faire quand même. Pourquoi ? Et pourquoi y retourner alors que c’était dégueulasse ? Pour avoir un rôle ? Oui, sans doute. J’ai dû rencontrer trois ou quatre comédiennes. Je ne me souviens que de Claude [une autre plaignante] et d’une blonde aux longs cheveux ondulés. Ni leurs noms, ni leurs visages.
Un soir, après des heures d’« essais », il a voulu continuer seul avec moi, dans un hôtel. Je n’ai pas eu la force de dire non. Je me souviens du regard de pitié du garçon de la réception me prenant pour une pute. Dans la chambre, Brisseau n’a même pas fait semblant de brancher la caméra. « Pas la peine. » Il s’est allongé à côté de moi. Il a dit : « T’inquiète pas, je ne te pénétrerai pas, j’ai trop peur des maladies. » Il a mis son doigt dans mon sexe. J’ai simulé la jouissance pour que ça s’arrête le plus vite possible. Je ne pensais à rien d’autre que fuir. J’avais froid. Je suis rentrée en taxi chez ma tante, à travers la nuit de décembre.
Comme il me le demandait, je ne parlais à personne de ce que nous faisions lors des « essais », me contentant de dire, si on m’interrogeait, que ça se passait bien.
Quelques jours plus tard, ma tante m’apprend qu’il ne peut plus me contacter directement car une plainte a été portée contre lui et que la police va sans doute m’appeler pour que je témoigne à mon tour. Je pense : « Okay, c’est pas grave, tout va bien, je ne dirai rien. » Je le protège.
Les flics me convoquent.
L’interrogatoire avec le policier chargé de l’enquête est la première délivrance. Il me fait comprendre que nous ne sommes pas trois ou quatre comédiennes à passer des « essais », mais des dizaines, que cela dure depuis des années. Il cite les paroles de Brisseau (que j’ai oubliées), les mêmes pour toutes les filles. Un système. Une organisation bien rodée. Toujours pareil. Le flic dit qu’on me reconnaît facilement sur les bandes à cause de mon tatouage. Je m’effondre. Je parle. Je dis ma vérité. Sur ses conseils, devant son air satisfait de trouver un crime dans les faits de mon témoignage, je porte plainte.
Le lendemain, le producteur m’appelle pour me dire que j’ai le rôle. Il ne sait pas encore que j’ai parlé.
Je raconte tout à ma tante et mon oncle. Ils rient. Ils se moquent de moi.
Je rencontre une avocate, commise d’office. Je fais une demande d’aide juridictionnelle. Je ne sais plus quand je rencontre pour la première fois Noémie [Kocher] et Véronique [H.], les actrices à l’origine de la plainte ayant provoqué l’enquête, mais nous ne nous fréquentons pas. Je suis seule, avec Claude.
Le jour de la confrontation avec Brisseau, devant la juge d’instruction, arrive. Il est assis derrière moi. Il s’énerve, il invective. Je suis pétrifiée. La juge décide de requalifier le viol en agression sexuelle. Il échappe ainsi aux assises. Était-ce plus facile de me défendre avec la notion d’agression ou l’a-t-elle simplement protégé ? Je m’interroge toujours...
Brisseau a continué de faire passer des « essais » à des comédiennes. J’ai fait ma vie en me protégeant du cinéma
J’ai rencontré, à l’époque, des journalistes, et des personnalités du cinéma m’ont appelée. Du voyeurisme surtout. Une pétition pour défendre l’artiste blessé, avec des grands noms du cinéma, enflamme la presse ; une contre-pétition (initiée par la Maison du film court) lui fait face. Et moi, j’essaye de me débattre au milieu de tout ça.
Au procès, salle comble. Des journalistes partout. Ma tante est là pour soutenir Brisseau. (Je ne les ai jamais revus.) Il est reconnu coupable de harcèlement sexuel et d’escroquerie sur Noémie et Véronique, mais Claude et moi sommes déboutées. La chèvre et le chou d’un procès médiatique. Contenter aussi le pauvre coupable, au détriment de la vérité.
Je fais appel du jugement. Pas Claude, qui ne peut plus suivre psychologiquement. Une comédienne et un comédien m’aident à trouver une avocate dans un grand cabinet qui « se paye » du prestige de plaider dans une affaire médiatique.
Procès, intérieur jour, deuxième. C’est pas du cinéma. La salle est vide. Brisseau n’est pas là. Je témoigne encore. Raconter les faits, la honte qui va avec. Et je vois de la compréhension dans les yeux de la juge. Mon avocate aussi fait bien son boulot. Nous gagnons.
Brisseau a continué de faire passer des « essais » à des comédiennes, jusqu’à sa mort en 2019. Il a continué de faire des films qui justifient sa façon de faire. J’ai fait ma vie en me protégeant du cinéma, sans transcender cette histoire dans une forme artistique. Pas trouvé l’art et la manière d’en faire quelque chose de beau ou qui élève. Pas d’envie pour ce sujet-là.
II — Rire est le propre de la femme
Retour sur un texte destiné à Libération (et qui n’a jamais été publié), écrit d’un trait le 3 janvier 2007 en réaction à un article de Louis Skorecki.
* * *
« Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. » Ouf ! Aujourd’hui c’est mercredi, jour des enfants et du cinéma. Je me gondole déjà. 3 janvier 2007. Nouvelle année, nouvelle vie. Ce matin, je me dis : « Chouette, c’est aujourd’hui que sort le film de Laurent Achard Le Dernier des fous. » J’ouvre Libé, qui lui consacre presque deux pages. Mais je m’arrête net, devant ma potée bavaroise dans le troquet de la Mouff’. Parce que juste à gauche de l’article, y a un truc qui me concerne aussi, et, égoïstement, je le lis en premier. C’est la note de Louis Skorecki sur le film Noce blanche [8]. Je ne suis pas surprise, oh, non ! Je crois même que je ris du bout des lèvres. Parce que depuis cinq ans, le réalisateur dudit film est entré dans ma vie. Et je file la métaphore, je pèse mes maux, j’avale un peu de chou. Je lis donc, entre parenthèses dans le texte : « Riez, mégères, les vagues charrieront vos cadavres. » C’est bizarre, je me sens un peu visée, je ris à en crever.
Avec mes copines chipies, on l’appelait « pervers pépère ». Mais depuis un mois, je lui préfère le surnom de « Grand Méchant B. » Faut bien rire un peu.
Je me marrais bien quand j’avais vingt ans… D’ailleurs, qu’est-ce qu’on s’est poilées pendant les « essais »… Mais la nuit où je me suis retrouvée entre les mains du grand méchant B., là, ce n’était pas pour de rire. Tiens, en cherchant dans le Robert, je jaunis de trouver ce proverbe : « Qui a besoin de feu, avec le doigt il le va querre. » Mais je m’égare…
Aux larmes aussi devant le policier pendant ma déposition, et aux éclats de me rendre compte que je me suis fait avoir comme une gamine. Tout ça m’a permis de rire de bon cœur avec ma tante Risette (Rosette, pardon !), une amie du Grand Méchant B., qui me l’a gentiment présenté. Je finis ma potée. À en faire pipi dans sa culotte, devant la juge et devant le Grand Méchant B. pendant la confrontation. Je me suis tordue pendant toutes les années d’attente et d’enquête. Je pouffais avec ma psy ! Quand un ami m’a suggéré, un matin, que le Grand Méchant B., en fait, me connaissait depuis longtemps déjà, depuis Le Rayon vert d’Éric Rohmer – j’avais deux ans, j’étais la petite fille blonde qui court à poil dans le jardin d’une autre de mes tantes à Cherbourg (où je suis née) : il avait trouvé le mot pour rire. C’est pour ça, la mer, c’est mon élément, alors oui, qu’elles m’emportent les vagues, qu’elles se moquent aussi, qu’elles me mènent en bateau ou en baleine…
Je n’ai pas oublié mes rêves. J’y travaille, même
Je me suis bien bidonnée, aussi, le jour du procès devant le tribunal, vous l’avez vu, vous y étiez, ma tante aussi, d’ailleurs, est venue soutenir son ami. Mais c’est vrai, j’oubliais que « plus on est de fous, plus on rit… ». Et je sais que de me voir débouter, y en a qui riaient sous leurs capes. J’attaque la mousse au chocolat. Sans rire, j’étais flattée d’apprendre qu’un des personnages du film Les Anges exterminateurs (pour lequel je passais les « essais » rigolos) s’appelle Julie. Film du reste que je ne suis pas allée voir, faut pas pousser mémé dans les orties. Cette expression me boyaute, c’est bête…
Mais c’est seule avec les avocats que, à gorge déployée, je riais le jour du procès en appel. Vous n’y étiez pas. Le Grand Méchant B. non plus, d’ailleurs… Et ma tante ? À se tenir les côtes.
Mais là, j’avoue, le jour où je me suis vraiment dilaté la rate, c’est quand j’ai envoyé par mail à Libération (Louis Skorecki, Antoine de Baecque et aux pages « Rebonds »), entre autres, ce qui suit :
« Objet : Affaire Brisseau : suite et fin…
Je souhaitais vous informer de cette décision de justice, afin qu’éventuellement votre journal la relaye, et surtout afin de pouvoir exprimer ma reconnaissance aux personnes qui nous ont soutenues dans cette affaire qui aura duré près de cinq ans.
Suite à la procédure en appel à l’encontre de Jean-Claude BRISSEAU, la 10e Chambre du tribunal correctionnel de Paris a déclaré le 6 décembre 2006 que
« à la différence des premiers juges, [la Cour] considère que les faits d’agressions sexuelles reprochés à BRISSEAU Jean-Claude sur la personne de QUÉRÉ Julie sont établis » et que
« les éléments constitutifs du délit d’atteinte sexuelles avec menace, violence, contrainte ou surprise sur la personne de Julie QUÉRÉ […] avec cette circonstance que les faits ont été commis par une personne ayant abusé de l’autorité conférée par ses fonctions, commis courant décembre 2002 sont réunis à l’encontre de BRISSEAU Jean-Claude, fait prévus et punis par les articles 222-22, 222-27, 222-28, 2228-44, 222-45 et 222-47 du Code pénal […] Condamne BRISSEAU Jean-Claude à payer à QUÉRÉ Julie, partie civile, les sommes de 4 000 euros au titre de son préjudice moral et 1 000 euros au titre de l’article 475-1 du Code de procédure pénale ».
Commentaire de Me Fanny Colin, avocate de la partie civile : « La sanction pour Brisseau n’est que financière, mais elle est l’expression de ce que la Cour l’a reconnu coupable des faits. »
Je reste à votre disposition pour de plus amples renseignements. Merci de me contacter si vous souhaitez donner suite. Cordialement, Julie Quéré. »
Je me suis rie de ne pas avoir de réponse. Du moins de Libé, parce que Didier Jacob, du Nouvel Observateur, en a fait état sur son blog. C’est le seul.
Ce matin, était-ce une réponse ? Je n’aime pas ce dicton qui dit « Rira bien… » Bon, il est 18 h 30, je passe chez vous déposer ceci et je file au [cinéma le] Saint-André des Arts, Le Dernier des fous y passe à 20 h 10. Histoire de me « détacher de moi-même dans le noir… » et de faire une entrée le jour de la sortie du film de Laurent Achard. Ce matin, je n’aurais pas eu besoin de menaces de mort (de rire) pour aller au cinéma, de toute façon. Je n’ai pas oublié mes rêves. J’y travaille, même.
Nouvelle année, … Laissez-moi rire. Dans quelques jours, j’aurai vingt-cinq ans et encore des dents de lait. La vie me sourit. Et, aujourd’hui, j’arrive encore à rire aux anges.
***
Ce texte, cette réponse à la violence et à l’injustice, volontairement non retouché, est peut-être indigeste dans l’accumulation compilatoire des proverbes, qui révèle l’écœurement, mon état d’alors. Mais j’ai toujours aimé les dictons populaires. La réaction épidermique, le rire jaune, cette ironie que je n’aime pas, était ma seule défense face à l’agressivité qui, malgré la « justice » passée, continuait. J’étais déjà échaudée depuis cet autre article-là (un parmi d’autres). Parce que même si les pratiques dont il parle sont courantes, connues et protégées dans le cinéma, à l’image de notre société, nous en avons été les victimes, conditionnées à une acceptation de ces violences par des siècles de complicité avec le patriarcat et les jeux des rapports de force et de pouvoir.
Alors que j’ai quatorze ans, ma tante m’invite à prendre le thé avec Éric Rohmer. Elle me demande de mettre une jupe. J’y suis allée en jean
Je reviens maintenant sur le parcours de celle que je suis devenue, avec cette expérience malheureuse, une épreuve inéluctable de ma vie de femme, un abîme dont il faut sortir pour aspirer à « vivre bien ».
III — Rire comme acte émancipateur
Mona Chollet me propose d’écrire pour son blog. Elle me dit « le problème d’amnésie dans le féminisme, que nous sommes souvent desservies par l’effacement des combats passés ». Et j’y trouve un endroit de justesse, l’espace où ma parole peut reprendre maintenant. Que dire désormais, au milieu de ce flot continu, de cette nécessité qui se fait jour où plus aucun·e ne doit se taire, où « la parole se libère » ? S’il y a vingt ans Internet et les réseaux sociaux existaient déjà, le combat mené alors n’a pas pris la résonance qu’il suscite aujourd’hui. Question d’époque et de temps.
Alors que j’ai quatorze ans, ma tante m’invite à venir prendre le thé avec Éric Rohmer, dans son bureau des Films du Losange. Avant de nous y rendre, elle me demande de mettre une jupe. J’y suis allée en jean. J’avais la détermination de ma rébellion adolescente.
À vingt ans, je ne me souciais pas du féminisme, élevée dans la classe moyenne supérieure, affranchie par une approche intellectuelle bourgeoise (pléonasme ?) ; je le prenais pour acquis. J’étais libre dans mon ignorance et je me pensais libre.
Cette histoire, la manipulation et le viol, je l’ai dite au tribunal et aux journalistes. Celle qui fut relatée dans la presse fut différente. La violence à notre encontre infusait dans les médias et dans le monde du cinéma. Qui doit se justifier ? Et comment ? J’ai déployé une force vive pour aller à la rencontre de ceux qui ne voyaient en nous que des actrices prêtes à coucher pour un rôle. L’énergie de la révolte, de la colère, m’a permis de tenir et m’a reconstruite, autant que la décision de la justice de me reconnaître comme victime. Un mauvais rôle, limité et limitant. Le besoin de reconnaissance jouxte celui de sortir de ce statut, et peut-être faire de son combat une cause commune, universelle.
La parole venait aussi de l’amour que je portais à un homme, pour lequel je voulais avoir la tête haute, pouvoir me sentir propre. Il m’a soutenue. Ils n’étaient pas nombreux. La conscience de lutte, de résistance, je l’ai réellement découverte à ce moment-là, dans les récits de sa famille bretonne communiste et ses figures de femmes courageuses, respectées. Nana, née en 1899, la grand-mère paternelle, petite et « raide comme un coup de trique », à la bonté et la force exemplaires, qui faisait la galette de blé noir sur le billig dans l’âtre. Pierrette, la mère, une femme joyeuse qui fredonne Piaf ou Fréhel. Bonniche à quatorze ans qui, après son mariage et deux enfants en étant concierge à Paris, deviendra travailleuse sociale en banlieue. Le temps des manifs, où les femmes tenaient le haut du pavé. Je voulais être digne d’elles et ne pas le décevoir, lui.
Je me suis donc réparée grâce à ces femmes que je n’ai jamais connues, dans le regard d’un homme (je devrais aussi réfléchir à ça) et au contact de l’histoire des luttes. De l’autre côté - ma famille, simplement dire que le viol arrive au même âge que celui de ma mère, incestée trente ans auparavant, et qu’elle a non-dit jusqu’au moment où je l’ai questionnée, parce que je sentais que quelque chose m’échappait. Héritage des violences transgénérationnelles. Ma mère, une femme cultivée, n’a pas jugé utile de me transmettre ni ce qu’elle avait subi ni l’enseignement du féminisme. Et je n’ai pas pensé comme tel mon combat de l’époque. Je sauvais ma peau. Cela fait une grande différence, entre la lutte conscientisée, politisée, et le simple instinct de survie.
Ici, dans mon histoire, c’est encore la victime qui se place dans la position de compréhension de l’agresseur. C’est elle qui fait le travail nécessaire à l’acceptation du mal et qui agit pour la reconstruction
Le réveil actuel doit être, je l’espère, un fondement sur lequel les femmes peuvent s’appuyer, sur lequel on ne devrait plus revenir, une construction inscrite dans nos mémoires et que l’on essaie de transmettre à nos enfants. Je veux croire que tous les chemins ne mènent pas à la violence. Je veux croire que la parole peut être un outil. Une arme pour se défendre. Parole entendue, martelée. Que les agresseurs sachent que nous ne laisserons plus rien passer. Ne plus avoir honte, ni peur. Ce combat durera tant que le patriarcat existe... L’éviter ou laisser faire serait rajouter de la honte au malheur.
La part de monstruosité que nous portons chacun·e m’interroge encore. Ni meilleur·e ni pire qu’un·e autre, s’en rendre compte oblige à essayer de faire autrement, un peu mieux... Quelle volonté faut-il pour ne pas succomber au monstre de soi-même ? Quelle lucidité permet d’y faire face et de ne pas le laisser faire en nous, avant que d’entraîner l’autre dans ses gouffres ? La compréhension permet de replacer l’humain dans son entier et de pouvoir faire la part des choses au moment de dire que celui-ci est coupable. L’Homme, quelles que soient sa fonction, son statut, et d’où qu’il vienne, est avant tout un individu qui, au moins dans nos sociétés, est l’égal de l’autre, et, à ce titre, doit rendre des comptes quand il s’agit de nuire à autrui.
Ici, dans mon histoire, c’est encore la victime qui se place dans la position de compréhension de l’agresseur. C’est elle qui fait le travail nécessaire à l’acceptation du mal et qui agit pour la reconstruction. N’y a-t-il pas là encore injustice et double peine ? Je m’interroge sur la capacité des prédateurs à assumer leurs fautes et à les reconnaître, sur la complicité, le laisser-faire. Sur la facilité du déni, où la noirceur de l’âme flirte avec le profit. Comprendre, défaire les mécanismes, les mettre au jour, pouvoir ainsi prévenir et protéger. Se protéger. La reconstruction ne peut avoir lieu qu’après la reconnaissance. Devant les failles de la justice, on peut trouver de l’aide dans des associations qui sont nombreuses [9] et font un travail remarquable. Aujourd’hui, à leur contact, je reprends espoir. Ne pas être seul·e. Je m’apaise enfin, dans le sentiment d’appartenir à un tout, imparfait mais conscient, et qui essaye d’œuvrer via une pratique (dé)constructive. Être ensemble, à côté, en écho, des sœurs et frères de lutte – des camarades.
Depuis cette histoire, j’ai vécu – l’amour, le chagrin, les enfantements, la poésie, le doute, le cinéma, la perte des idéaux, la fuite, la maladie, le travail, le silence, les espoirs torturés, la renaissance, et fait beaucoup de pas qui s’effacent dans le sable. Aujourd’hui, j’ai encore quelques dents de lait... Rire, je le veux – réussir à être une joie ou un rayon de soleil pour quelques-un·es que j’aime, quelque chose d’éphémère et précieux, dire sans trop se regarder au risque de se taire, pour mettre du sens sur l’individuel qui sert le collectif, écrire, faire ce qui donne de la force, agir, qui poursuit la bataille sans fin vers la lumière.