Dans les premières pages de La Force des discrets [1], l’autrice américaine Susan Cain raconte que, pour qu’un éditeur accepte de publier ce livre, elle a d’abord dû le convaincre qu’elle était elle-même « suffisamment extravertie pour en assurer la promotion ». J’y repense souvent depuis quelques mois. Le succès de mon essai Sorcières, paru en septembre 2018, ne cesse de m’émerveiller (cent mille exemplaires vendus, et ça continue !), mais il a aussi eu pour conséquence de m’exposer bien au-delà de ce à quoi j’étais habituée. J’ai l’impression d’être une taupe qu’on a arrachée à sa taupinière pour lui braquer un projecteur dans le museau, et qui agite ses pattes dans le vide en clignant de ses petits yeux.
Si grandes que soient la reconnaissance qu’on éprouve et la conscience qu’on a de sa chance, elles ne changent pas qui l’on est. Bien sûr, il y a des auteurs qui naviguent avec une aisance totale dans le flot médiatique, qui s’ébrouent dans la lumière avec grâce. Mon idole Elizabeth Gilbert écrit par exemple dans un récent post Facebook qu’elle est sortie de la tournée de promotion de son nouveau roman, City of Girls, avec davantage d’énergie et en meilleure santé qu’elle n’y était entrée : « Beaucoup d’auteurs se sentent épuisés et appauvris à la fin d’une tournée de promotion. Pour certains, c’est l’interaction sociale intense qui les met par terre. (La plupart des auteurs sont introvertis par nature, contrairement à moi — qui ai l’âme d’une écrivaine très sérieuse, mais la personnalité d’une prof d’aérobic). » Effectivement, l’exercice de la promotion n’a rien d’évident pour les introvertis. Leur cas de figure n’est simplement pas prévu. Il me semble aussi (mais je peux me tromper) que les extravertis supportent mieux l’obligation de se répéter inhérente à l’exercice, justement parce qu’ils sont tournés vers l’extérieur, mus par l’élan qui les porte vers leur interlocuteur, par le désir de convaincre, par le plaisir d’interagir. Les introvertis, eux, regrettent surtout la solitude bienheureuse de l’écriture, qui était pure découverte, création, jaillissement.
« Je ne sais pas comment expliquer
que moi, si je fais ce métier,
c’est pour pouvoir rester chez moi
en pyjama toute la journée »
Il y a aussi les invitations à participer à des rencontres ou à des débats, à donner des conférences. Je n’arrive pas à comprendre le saut conceptuel qui amène à postuler que quelqu’un qui a écrit un livre sera forcément désireux ou capable de parler devant un public. Il me semble que les deux exercices requièrent des dispositions aux antipodes les unes des autres. Certains ont la chance d’être pourvus des deux sets de qualités : pour eux, l’expression écrite et l’expression orale se complètent. Pour d’autres, dont je suis, la première sera toujours infiniment plus satisfaisante que la seconde. « Je ne sais pas comment expliquer que moi, si je fais ce métier, c’est pour pouvoir rester chez moi en pyjama toute la journée », me disait une consœur bien plus sollicitée que moi, qui vit de ses livres. Comme de toute façon je manque de temps (travailler à la fabrication d’un mensuel, avec la course contre la montre que ça suppose, suffit à remplir mes semaines), je n’ai pas besoin d’avouer que je prends à peu près autant de plaisir à parler en public qu’à me faire arracher une dent sans anesthésie. Il est arrivé deux fois, pendant des présentations de Sorcières en librairie, que des lectrices me glissent : « Ça ne doit pas être évident de se retrouver là quand on a écrit Chez soi... », ou me demandent comment je vivais la promotion, et ça m’a fait chaud au cœur qu’elles soient aussi fines mouches.
Dans les rencontres en librairie, ce que je préfère, ce sont les dédicaces, avec les discussions informelles qui vont avec, si brèves soient-elles, même si c’est épuisant, et même si ce tourbillon de visages donne un peu le vertige. Un ami m’a perturbée en suggérant que ce peu de goût pour les positions d’autorité — celle de l’oratrice face à un public — était peut-être lié à un sentiment d’illégitimité typiquement féminin. C’est bien possible. N’est-il pas contradictoire de réclamer une plus grande visibilité des femmes tout en n’aspirant soi-même qu’à la tranquillité et à l’obscurité ? Il y a quelques années, sur Twitter, j’avais réussi à clasher les organisateurs d’un colloque dont le programme n’annonçait presque aucune intervenante, avant de me rappeler qu’ils m’avaient invitée et que j’avais refusé. Arf... Vivement que la parité dans les interventions publiques soit atteinte, qu’elle devienne naturelle, histoire que les introvertis, hommes ou femmes, puissent rester chez eux, peinards, et laisser les extraverti-e-s bondir tout leur soûl sur le devant de la scène.
Quand Elia Suleiman
rencontrait Edward Said
Comme la promotion me demande plus d’efforts qu’à d’autres, je suis peut-être aussi plus sensible à son statut étrange, ni travail ni loisir. À l’époque où je sollicitais des entretiens, soit pour une pige, soit pour mon site, Périphéries, je ne pensais jamais au fait que les écrivains ou les intellectuels étaient des êtres humains ordinaires, avec des journées de vingt-quatre heures. Quand une œuvre me marquait fortement, surtout, j’avais tendance à idéaliser son créateur, et je m’imaginais qu’il vivait sur une sorte d’Olympe où il n’était pas soumis aux mêmes contraintes que les simples mortels. Or les entretiens viennent s’ajouter à un emploi du temps déjà bien rempli, voire saturé — surtout pour ceux, soit l’immense majorité, qui ne vivent pas de leur plume, et qui doivent donc concilier travail rémunérateur, écriture, vie sociale et familiale, repos... Et encore, je ne parle même pas de l’aspect financier de la chose : que les auteurs se déplacent bénévolement ne va pas de soi autant que cela. En 2010, l’auteur de polars Francis Mizio avait écrit un billet de blog intitulé « Pourquoi vous ne me verrez plus en dédicaces et pourquoi il faut repenser tout ça ». Et en 2018, des auteurs ont lancé le mouvement #PayeTonAuteur, né d’une fronde contre la politique de rémunération du Salon du livre de Paris. Alors qu’ils connaissent une précarité grandissante, les écrivains supportent de moins en moins d’être les moins bien lotis dans un système commercial qui n’existerait pas sans eux [2]. Mais, quelles que soient les conditions proposées, quand on est très sollicité, il est matériellement impossible de répondre à la plupart des demandes, et cela oblige à dire « non » de façon répétée, à se mettre en situation de décevoir en permanence.
Il y a plus de dix ans, déjà, j’avais écrit (ici, au paragraphe « Solliciteurs et sollicités ») sur la légitimité — dont j’avais finalement pris conscience — qu’il y avait à refuser les entretiens, en citant la belle histoire de la rencontre entre Elia Suleiman et Edward Said (relatée par le premier à la mort du second), avec sa pirouette finale — parce que, bien sûr, la tension entre le besoin de tranquillité et le désir de contact, entre l’amour du quant-à-soi et la curiosité pour les autres, n’est jamais résolue définitivement.
Elia Suleiman racontait comment, à force d’obstination, alors qu’il était un jeune cinéaste encore inconnu, il avait fini par décrocher un rendez-vous avec le grand intellectuel américano-palestinien : « Je frappai à la porte et entrai, pour être immédiatement interrompu dans mon élan. Tout au bout du gigantesque bureau qu’il occupait à l’université de Columbia, à New York, Edward Said était assis à sa table de travail et me fixait du regard, derrière ses lunettes juchées au bout du nez. “Restez où vous êtes ! me lança-t-il. Je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous me voulez, mais je suis sûr de ne pouvoir vous être d’aucune aide, alors pourquoi perdre votre temps et me faire perdre le mien ?” “Bien, répondis-je, en ce cas je considère avoir droit au quart d’heure qui m’a été accordé, après le mal que je me suis donné pour l’obtenir. Tout ce que je vous demande, c’est de passer l’intégralité de ce laps de temps ici même. Une fois qu’il sera écoulé, je m’en irai.” “Si c’est ce que vous voulez, faites donc”, déclara-t-il. Je m’avançai jusqu’à lui, tirai à moi la chaise qui faisait face à son bureau et jetai un regard sur ma montre pour ne pas perdre l’heure de vue. Ayant attrapé quelques journaux à portée de main sur une étagère derrière moi, je me mis à les feuilleter. Lui se remit au travail, se plongeant dans ses papiers. Un silence s’ensuivit, de courte durée. Soudain, Edward releva la tête de sa paperasse, la laissa choir et déclara : “Je me rends. Vous avez déjeuné ? C’est moi qui régale.” [3] »
« Pour certains, la bonne lumière,
ce sont les projecteurs de Hollywood,
pour d’autres le halo ouaté
d’une lampe de bureau »
Est-ce que je dois assumer ce que me coûte l’exercice, essayer de le faire comprendre et accepter, ou au contraire me soigner, essayer de vaincre mes inhibitions ? (Plusieurs consœurs m’ont fait remarquer que c’était aussi plus compliqué pour les femmes : un homme pourra toujours bénéficier de la figure flatteuse de l’artiste maudit, taciturne et torturé, alors qu’une femme est censée être gentille et accommodante.) Après tout, de nombreux auteurs qui, au départ, détestaient parler en public ont appris peu à peu à apprécier l’exercice. Qui sait ? Peut-être que moi aussi, je finirai par aimer ça. Déjà, je vois bien que le succès de Sorcières, si affolant qu’il puisse être, m’a aussi fait faire d’immenses progrès. Il a rendu ma vie sociale plus dense, plus intense. En quelques mois, j’ai l’impression d’avoir grandi, mûri, même si ça s’est fait de manière un peu chaotique, et cela ajoute à ma gratitude pour l’accueil reçu par ce livre. Mais, malgré tout, je doute beaucoup d’en arriver un jour à préférer passer une journée ou une soirée à parler devant un public plutôt qu’à lire ou à écrire chez moi.
Je n’ai rien contre l’idée d’augmenter mon aisance sociale, mais cela m’intéresse aussi de défendre le goût pour la discrétion — j’ai déjà commencé avec Chez soi. Dans La Force des discrets, Susan Cain fait un sort à quelques mythes : le brainstorming, ça ne marche pas, on a de meilleures idées en travaillant chacun dans son coin ; ce n’est pas grave si votre enfant ne devient pas le roi ou la reine de l’école [4] ; on peut très bien assumer des responsabilités, et même diriger une équipe, sans avoir l’étoffe d’un télévangéliste. « Le secret de la vie consiste à se placer dans la bonne lumière, écrit-elle. Pour certains ce sont les projecteurs de Hollywood, pour d’autres le halo ouaté d’une lampe de bureau. » Ou encore : « Les mythes et les contes de fées nous apprennent qu’il y a toutes sortes de pouvoirs possibles dans ce monde. Untel aura un sabre laser, un autre des parents sorciers. Le secret, ce n’est pas d’accumuler tous les pouvoirs imaginables, mais de savoir se servir de ceux dont on est naturellement doté. »
Je doute beaucoup que la communication orale puisse un jour me procurer une satisfaction aussi profonde que la communication écrite. Si je suis dotée d’un « pouvoir », je crois que c’est celui-là. Mes livres naissent de longues heures de solitude, d’oisiveté, de tranquillité, de glande décomplexée. Pour mon plaisir et, dans l’idéal, pour celui des autres, je suis résolue à protéger ce terreau. « Les introvertis ont reçu les clés de jardins privés remplis de merveilles », écrit encore Susan Cain. Si vous aimez leurs fleurs, ne piétinez pas leurs plates-bandes.