Colère, accablement face à l’accumulation des souffrances insoutenables qui défilent sur nos écrans, sentiment d’injustice torturant, panique devant le déferlement de la propagande de guerre, angoisse mortelle devant ce cataclysme et ses probables répercussions : ces deux dernières semaines, rivée aux informations en provenance d’Israël-Palestine, j’ai eu plusieurs fois l’impression – comme beaucoup, je crois – de perdre la tête.
Il y a d’abord ce télescopage permanent entre deux grilles de lecture contradictoires, qu’on pourrait appeler la grille « héroïque » et la grille « coloniale ».
En Europe et aux États-Unis, l’État israélien reste perçu au seul prisme de la Shoah, comme le refuge des victimes de l’antisémitisme européen, de sorte qu’un halo d’innocence inamovible, systématique, irréel, entoure toutes les actions de son appareil gouvernemental et de son armée. Quoi qu’il puisse faire, cet État est le héros ou la victime, il incarne la vertu, la pureté, et toute critique à son encontre ne peut se comprendre que comme une manifestation d’antisémitisme.
En revanche, le monde arabe – qui n’est pour rien, lui, dans le génocide des juifs d’Europe – et le Sud en général voient Israël tel qu’il est aussi. C’est-à-dire, plus prosaïquement : un État surarmé, soutenu inconditionnellement par la première puissance mondiale, fondé sur le colonialisme [1], sur le massacre ou l’expulsion, en 1948, d’une grande partie des Palestiniens ; un État qui occupe illégalement la Cisjordanie et Gaza [2] en ignorant les résolutions de l’ONU et qui y mène une politique d’apartheid (« développement séparé ») en multipliant les exactions et les confiscations de nouvelles terres, de nouvelles maisons. Si terrible qu’elle ait été, l’attaque du Hamas n’a rien changé à ce rapport de forces radicalement déséquilibré entre occupant et occupé.
La mémoire du colonialisme – et non la solidarité religieuse – est déterminante dans le soutien des pays arabes aux Palestiniens (c’est le cas en Algérie, en particulier). Ce soutien s’explique aussi parfois par une expérience directe, concrète, des conflits du Proche-Orient. Il y a quelques années, une de mes amies, une artiste libanaise qui vit en France et qui a gardé un stress post-traumatique des années de guerre, avait été invitée à participer à un festival en Israël. Elle m’avait demandé pensivement : « Est-ce que tu crois que je peux leur dire que je leur en veux quand même un peu d’avoir bombardé ma maison ? »
Comme le résume le chercheur Gilbert Achcar, « en dehors du monde occidental, on ne voit pas les Israéliens – je ne parle pas des juifs en général, mais bien des Israéliens – comme des héros ou des victimes, mais comme des colons, protagonistes d’un colonialisme de peuplement. Il faut donc sortir un peu de cette vision occidentale et essayer de voir les choses comme les autres peuvent les voir – ces autres qui sont la majorité de la planète [3] ».
La grille de lecture du Sud est partagée en Occident par de nombreuses personnes qui font elles-mêmes l’expérience du racisme et/ou qui portent une mémoire familiale du colonialisme, et, plus largement, par des militants politiques de gauche – dont de nombreux juifs [4]. Tous ces gens sont sensibilisés à l’injustice que vivent les Palestiniens, mais ils sont conscients aussi de ce que la politique menée jusqu’ici a de désastreux y compris pour les Israéliens.
Encourager ces derniers à s’accrocher à la grille de lecture héroïque, c’est en effet les pousser à se fourvoyer toujours plus, comme un voyageur à qui on donnerait une carte délibérément tronquée du pays qu’il est amené à traverser. Ce n’est pas du « soutien », c’est un cadeau empoisonné. En 2001, sous le titre « Ils ne font pas le lien », la journaliste israélienne dissidente Amira Hass avait rapporté une anecdote très parlante. À un checkpoint, en Cisjordanie, un de ses amis palestiniens, en voiture avec son fils de dix ans, avait été interpellé par un soldat qui lui avait lancé en agitant son arme : « Voulez-vous la paix ? Voulez-vous la paix ? » Surpris, l’homme avait balbutié : « Oui, évidemment. » Avant qu’il ait eu le temps d’expliquer ce qu’il entendait par « paix », le soldat lui avait répliqué : « Alors pourquoi ton fils me regarde avec autant de haine ? » Effectivement, on ne peut pas comprendre le regard de haine d’un jeune garçon, on ne peut pas comprendre correctement sa propre situation, si on se perçoit comme l’innocence incarnée alors qu’on est un soldat d’une armée d’occupation qui terrorise et humilie toute une population.
Un écran vertueux derrière lequel le refoulé colonial peut se déchaîner
Pour l’Occident, cependant, la grille de lecture « héroïque » est une aubaine. Elle permet de faire coup double, voire triple : en soutenant fanatiquement la politique israélienne, les Européens délèguent à cet État le rôle – sacrément risqué – de gardien de leurs intérêts au Proche-Orient ; ils se dédouanent (ou croient se dédouaner) à bon compte de leur culpabilité dans la Shoah ; et, à l’abri de cet écran vertueux, ils peuvent donner libre cours à leur refoulé colonial sans aucune limite, à travers leur perception et leur traitement des Palestiniens.
La vision idyllique d’Israël, combinée à un racisme anti-Arabes phénoménal, conduit ses alliés occidentaux à mépriser ou à diaboliser les Palestiniens, et à justifier – voire à approuver – leur écrasement, perçu comme de la légitime défense de la part de l’occupant. À les écouter, on a l’impression que c’est la Palestine qui occupe Israël, et non l’inverse. Alors qu’il y avait déjà à Gaza le triple du nombre des victimes israéliennes de l’attaque du Hamas, alors qu’une population prisonnière subissait un blocus impitoyable et un déluge de bombes, la présidente de l’Assemblée nationale française, Yaël Braun-Pivet, parlait encore du « droit d’Israël à se défendre », affirmant : « Il y a un attaquant et des attaqués » (22 octobre).
Cette distorsion de la réalité a de quoi vous plonger dans la folie. « Israël veut vous faire croire qu’il est la victime. Avoir affaire à Israël, c’est comme être en couple avec un pervers narcissique : il vous fout en l’air et il vous fait croire que c’est de votre faute ! », lançait l’humoriste égyptien Bassem Youssef – marié à une Gazaouie –, invité du présentateur britannique conservateur Piers Morgan, le 17 octobre.
Hala Alyan : « Nous restons éveillés la nuit, cherchant la vidéo, la photo qui prouvera qu’un enfant est un enfant »
Les Palestiniens se retrouvent ainsi piégés dans une sorte de trappe de la conscience occidentale. « Nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés », constatait en 1999 l’intellectuel américano-palestinien Edward Said [5] – une formule amère restée célèbre. Dans un effort désespéré pour les libérer de cette trappe, pour dessiller les yeux de l’Occident, les tenants de la grille de lecture coloniale sont parfois tentés de jeter sur la place publique les atrocités commises par l’armée israélienne ou par les colons.
Lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, le quotidien communiste L’Humanité, soutien historique des Palestiniens, avait ainsi mis à sa une (7 janvier 2009) la photo de la tête d’une fillette tuée, reposant au milieu des gravats, maculée de poussière et de sang. Un choix sensationnaliste et évidemment indéfendable, puisqu’on ne profanerait jamais de cette manière un corps blanc [6], mais révélateur. « Nous restons éveillés la nuit, à la lueur vacillante de nos téléphones, cherchant la métaphore, la vidéo, la photo qui prouvera qu’un enfant est un enfant, écrit l’autrice américano-palestinienne Hala Alyan. Quelle est l’image qui marchera finalement ? Celle de cette moitié d’enfant sur un toit ? Celle de cette petite fille croyant reconnaître le corps de sa mère parmi les morts [7] ? » Cependant, ces efforts sont interprétés par ceux qu’ils voudraient convaincre comme le signe d’un acharnement, d’une fixation antisémite et d’une volonté malsaine de diaboliser Israël. Ils produisent donc l’effet inverse à celui qui était recherché : ils renforcent encore la grille de lecture héroïque. Un cercle vicieux parfait.
Quand ils ne sont pas diabolisés, perçus comme une horde indistincte et barbare, congénitalement violente et « terroriste », les Palestiniens sont traités comme quantité négligeable. Leur invisibilisation vient de loin ; elle vient du mensonge premier, du slogan des débuts du sionisme : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » [8]. L’accusation d’antisémitisme systématique contre les défenseurs des Palestiniens dit aussi cela : ceux qui la profèrent n’imaginent même pas qu’on puisse sérieusement se soucier de ces gens ; la critique d’Israël ne peut donc s’expliquer que par l’antisémitisme. Le mur de séparation en Cisjordanie et la clôture high-tech de Gaza traduisent de la manière la plus concrète le refus de les voir, de les prendre en compte, d’admettre leur existence.
Starhawk : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l’effacer complètement »
Au cours des années 2000, la militante de gauche américaine et « sorcière néopaïenne » Starhawk a mené de nombreuses actions de solidarité en Palestine. Juive « de naissance et d’éducation », dit-elle, elle est venue au monde en 1951, peu après la seconde guerre mondiale. Dans un texte écrit lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, elle se souvenait du récit mythologique de la création d’Israël qui avait bercé son enfance. Et elle commentait : « C’est une histoire puissante, émouvante. Elle ne présente qu’un seul défaut : elle oublie les Palestiniens. Elle doit les oublier, parce que, si nous devions admettre que notre patrie appartenait à un autre peuple, elle en serait gâchée. (…) Golda Meir disait : “Les Palestiniens, qui sont-ils ? Ils n’existent pas.” » [9] Une affirmation que le ministre des finances actuel, Bezalel Smotrich, l’un des chefs de file de l’extrême droite israélienne, qui vit dans une colonie de Cisjordanie, a réitérée en mars dernier à Paris, créant un petit scandale.
Le 18 octobre dernier, Starhawk a publié une version remaniée de son texte de 2008, et elle y a ajouté cette remarque : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l’effacer complètement. » Et, en effet, l’invisibilisation des Palestiniens, nécessaire à la préservation du mythe national, rend possible une logique génocidaire. Les Gazaouis sont aujourd’hui massacrés d’une telle manière que de plus en plus de voix prononcent le mot « génocide » : le philosophe Étienne Balibar en France, le Centre américain pour les droits constitutionnels, l’organisation américaine If Not Now, des experts de l’ONU, un journaliste britannique qui a couvert le génocide rwandais, une ministre espagnole, la philosophe américaine Judith Butler (membre du bureau de Jewish Voice for Peace), le président brésilien…
Ce qui définit un génocide selon la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, ce sont des actes commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Le massacre d’environ huit mille hommes par l’armée serbe à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, en juillet 1995, est ainsi considéré comme un génocide.
Ici, le fait de priver toute une population d’eau, de nourriture, d’électricité, le vocabulaire déshumanisant utilisé par le ministre de la défense israélien, Yoav Galant, qui disait le 9 octobre : « Nous nous battons contre des animaux humains », la déclaration du président Isaac Herzog rejetant, le 12 octobre, l’idée que les civils gazaouis soient innocents [10], ainsi que les mots du porte-parole de l’armée Daniel Hagari, le lendemain, selon lesquels ce qui était recherché était « les dégâts et non la précision » – une franchise tout à fait nouvelle –, pourraient indiquer qu’on se trouve bien dans ce cas de figure. Le 24 octobre, 42 % des habitations de Gaza avaient été détruites.
Les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité
Dans un XXIe siècle hyperconnecté, exterminer – ou laisser exterminer – une population oblige à investir autant dans la communication que dans les armes, afin de persuader l’opinion occidentale de l’approuver, ou au moins de l’accepter sans broncher. Cela implique de persuader les spectateurs qu’ils ne sont pas réellement en train de voir ce qu’ils sont en train de voir. Dans un article du site Arrêt sur images, Thibault Prévost rappelle que, « pour étouffer le récit d’occupation gazaoui, l’État israélien dispose d’un véritable arsenal technique et humain dédié aux “psyops”, la guerre psychologique et informationnelle [11] ». Les utilisateurs de YouTube et de X-Twitter en ont eu un aperçu quand des bannières « publicitaires » se sont invitées sur leurs écrans pour justifier les bombardements sur Gaza en soulignant l’horreur de l’attaque du Hamas – quitte à trahir la mémoire de certaines des victimes, qui étaient des militants pour la paix.
Alors même qu’elle pilonne des civils, l’armée israélienne est présentée comme une bande de braves gars pleins de bonne volonté et de combattantes valeureuses et sexy ; des journalistes français relaient sans aucun recul la parole de ses représentants, toute déontologie jetée aux orties.
Les discours affirmant la supériorité civilisationnelle de l’Occident (« C’est un combat des enfants de la lumière contre les enfants des ténèbres », a déclaré Benyamin Netanyahou le 16 octobre) sont particulièrement pénibles, alors même que la soif de vengeance indistincte qui s’exprime partout, en Israël, aux États-Unis ou en France, reproduit précisément la logique animant les membres du Hamas.
Comme lors des précédentes campagnes de bombardements intenses sur Gaza, en 2008-2009, puis en 2014 [12] – ce que les généraux israéliens appelaient « tondre le gazon » –, les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité. Cette fois, la puissance de ce rouleau compresseur est encore décuplée, en France, par la bollorisation du paysage médiatique (les chaînes d’information en continu, en particulier), et plus généralement par l’extrême-droitisation accélérée du climat politique. Les arguments en carton censés justifier la destruction des vies palestiniennes ont été pulvérisés par Bassem Youssef dans son entretien avec Piers Morgan, ce qui explique probablement la viralité phénoménale de sa prestation. Quand vous vous cognez de façon aussi répétitive au mur de la bêtise, du dogmatisme et de l’ethnocentrisme borné, la dérision peut être la dernière solution pour éviter de devenir fou.
En quelques minutes, Bassem Youssef a renvoyé la propagande à ce qu’elle est : un vaste bullshit. « Israël a la seule armée du monde qui avertit les gens avant de les bombarder. Qu’est-ce que c’est mignon ! C’est tellement sympa de leur part ! » ; « Hassan, le cousin de ma femme, c’est un bon à rien, il n’arrive jamais à garder un boulot, il a raté l’entretien pour devenir bouclier humain » ; « Est-ce que chacun des quatorze mille civils déjà tués ou blessés dissimulait une cible militaire ? Parce que, si c’est le cas, ça fait beaucoup d’armes. Le Hamas est blindé ! » ; « Oh, alors ce sont des “dommages collatéraux” ? Très bien, dans ce cas, pas de problème. Ça se défend. »
L’argument des « boucliers humains » est aberrant quand on sait que la bande de Gaza est l’une des zones les plus densément peuplées du monde, que ses habitants ne peuvent pas en sortir et qu’ils ne disposent pas d’abris souterrains. Par ailleurs, on peut supposer que si des terroristes se cachaient à Paris, par exemple, et si la moitié de la ville était transformée en paysage lunaire et sa population massacrée sous prétexte de les atteindre, l’argument des « dommages collatéraux » passerait avec un peu moins de facilité.
La vision des Gazaouis en Occident, un « effet Homeland »
Dans un précédent billet, j’ai écrit qu’il était plus facile pour les Occidentaux de s’identifier aux Israéliens, au mode de vie très semblable au leur, qu’aux Palestiniens. J’aurais dû préciser que toute identification avec ces derniers était activement découragée par le discours gouvernemental israélien. Il y a vingt ans, l’entourage d’Ariel Sharon martelait déjà cet argument pour justifier son refus de négocier avec l’Autorité palestinienne : « Il faut prendre la mesure de ce que représente un attentat en Israël. Quarante morts là-bas, c’est comme s’il y en avait quatre cents en France. » À l’époque, le journaliste de Politis Denis Sieffert [13] faisait observer qu’on ne tentait jamais le même rapport avec les Palestiniens : « Plus de deux mille morts sur trois millions d’habitants en deux ans, cela n’équivaut-il pas à quarante mille en France ? » (Télérama, 15 janvier 2003.) Mais la communication israélienne n’envisageait pas que des Français puissent avoir l’idée saugrenue de s’imaginer à la place des Palestiniens.
Même invisibilisation, même déshumanisation, il y a quelques jours, quand le compte X-Twitter d’Israël a admonesté Greta Thunberg, qui venait de clamer son soutien aux Gazaouis bombardés, en lui répondant que les jeunes Israéliens fauchés par le Hamas lors du festival de musique auraient pu être ses amis. C’est vrai, bien sûr. Mais pourquoi n’aurait-elle pas aussi pu être amie avec les jeunes Gazaouis tués ?
Il y a, dans la vision méprisante qu’on se fait généralement des Gazaouis en Occident, ce qu’on pourrait appeler un « effet Homeland ». En 2015, l’épisode 2 de la saison 5 de cette série d’espionnage américaine avait suscité l’atterrement ou l’hilarité dans le monde arabe. Il était censé se dérouler à Beyrouth, mais la capitale libanaise avait été représentée comme un dédale de ruelles poussiéreuses, une succession de gargotes et de gourbis louches – là où, dans la réalité, il y avait plutôt des Starbucks. Chargés d’orner les murs de ce faux Beyrouth de graffitis, les décorateurs arabophones avaient trollé la production en y inscrivant : « Homeland est raciste ».
De la même manière, loin des fantasmes, il se trouve que, en dehors du fait qu’ils sont parqués sur une étroite bande de terre, entre la Méditerranée et une clôture barbelée, et qu’ils sont gouvernés par le Hamas, ce détestable produit de l’occupation, les Gazaouis sont des gens ordinaires, ni plus ni moins « modernes » que d’autres sociétés. Le regretté Anthony Bourdain l’avait bien montré quand, en 2013, il était allé y tourner un épisode de son émission Parts Unknown, au cours duquel il avait évoqué la cuisine palestinienne en compagnie de la journaliste culinaire Laila El-Haddad [14]. Amira Hass – qui y a vécu de 1993 à 2003 [15] – et son confrère Gideon Levy ont longtemps maintenu eux aussi un lien avec la « normalité » gazaouie.
Le rapport entre le nombre de victimes d’un attentat en Israël et ce qu’il représenterait en France ou aux États-Unis aura donc été martelé jusqu’à ce qu’il y ait non plus quarante morts, mais mille quatre cents, et environ sept mille morts palestiniens. C’est à désespérer. De la même manière, après le lancement en 2005 de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), qui vise à mettre fin à l’occupation par des moyens pacifiques, une répression féroce a été menée contre les citoyens qui soutenaient le mouvement partout dans le monde – y compris en France, par la voie judiciaire.
À l’initiative, notamment, de l’organisation Canary Mission, les étudiants américains qui y prenaient part ont été affichés comme antisémites et inscrits sur des listes noires destinées à leurs employeurs potentiels. Peut-être que si on avait laissé ce mouvement aboutir, il ne serait pas nécessaire aujourd’hui de recourir à des représailles encore plus énormes contre les étudiants de Harvard qui ont signé une déclaration attribuant la responsabilité de l’attaque du Hamas au gouvernement israélien.
Leurs noms et photos ont été affichés, sous l’intitulé « Les plus grands antisémites de Harvard », sur les flancs d’un camion qui a paradé dans les rues de Cambridge, la ville où se trouve l’université. « Les client assis en terrasse, les étudiants qui regardaient par la fenêtre de leur dortoir, les passants qui allaient à la gare pouvaient me voir, avec tout un panel d’autres étudiants, désignés comme antisémites. J’ai vomi dans la cour de l’université », témoigne une jeune femme [16].
Si les États-Unis avaient forcé Israël à mettre fin à l’occupation il y a trente ans...
Or ce nouveau maccarthysme, qui sévit en France aussi et qui fait pleuvoir les accusations d’antisémitisme de façon de plus en plus indistincte et délirante, se met en place – ou s’accentue – au moment où le soutien à la politique israélienne semble permettre, ou accompagner, une grande décharge non seulement du refoulé colonial, mais aussi du refoulé antisémite. Comme le rappelle le collectif Tsedek !, en France, ces dernières années, le gouvernement d’Emmanuel Macron a multiplié les hommages aux figures historiques de l’extrême droite (le maréchal Pétain, Charles Maurras, Jacques Bainville) ; un ministre – Gérald Darmanin – a écrit pour l’Action française et relayé les thèses antisémites de Napoléon. La semaine dernière, Charlie Hebdo a publié une caricature représentant les otages israéliens du Hamas avec des nez crochus. L’un des succès de la rentrée littéraire 2023 est un livre présentant une collabo ayant dénoncé ses voisins juifs pendant la guerre comme une « femme libre ».
Une bonne partie de l’extrême droite se range derrière le gouvernement israélien, et certains juifs de France acceptent son soutien, ce qui, comme le résumait bien Waly Dia dans une chronique, est à peu près aussi prudent que de « faire du bouche-à-bouche à un cobra ». En 2018, lors du déménagement en grande pompe de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, décidé par Donald Trump – un geste majeur de soutien aux extrémistes israéliens –, une prière avait été dirigée par des pasteurs évangéliques qui avaient tous deux un lourd passif de déclarations antisémites incendiaires [17].
On a le vertige en pensant à la quantité de violence qui aurait pu être évitée si les États-Unis avaient obligé Israël à mettre fin à l’occupation il y a trente ans. Maintenant, il est peut-être trop tard. Il est bien possible que les « soutiens » d’Israël aient condamné les Palestiniens à subir de manière définitive le même sort que les Amérindiens, parqués dans des réserves, décimés, diabolisés, méprisés, et les Israéliens à devenir les nouveaux cow-boys de ce nouveau Far West, des geôliers éternels – un destin sordide qui marquerait un échec historique terrible, alors que des pans entiers de leur société sont déjà défigurés par la haine anti-Arabes et l’intégrisme religieux.
« Les Occidentaux ont toujours fait cela avec les indigènes. Vous les traitez d’abord comme des sauvages – les Amérindiens, les Aborigènes : “Ce sont des sauvages ! Tuez tous les sauvages !” Et puis, quand ils sont presque éteints, vous commencez à avoir pitié d’eux. Comme avec les animaux », a lancé Bassem Youssef chez Piers Morgan. Et la violence risque de se répandre dans le reste du monde : déjà la guerre menace de gagner le Liban ; le risque terroriste se renforce ; les agressions et incidents antisémites et islamophobes se multiplient.
L’intenable hypocrisie de l’administration Biden
La seule lueur d’espoir, on peut la trouver dans l’indécence de plus en plus voyante du soutien américain, qui pourrait finir par le faire éclater sous le poids de ses contradictions (rêvons un peu). Le 20 octobre, Joe Biden a demandé au Congrès de débloquer une aide de 14 milliards de dollars pour Israël. Il a fait valoir que cet argent « reviendrait en partie aux usines d’armement aux États-Unis ». Le lendemain, le département d’État publiait cette déclaration : « Notre message aux Palestiniens, à Gaza, en Cisjordanie et partout dans le monde, est clair : nous vous voyons, nous pleurons avec vous, nous portons le deuil pour chaque perte d’une vie innocente. Les civils ne sont pas à blâmer et ne devraient pas souffrir à cause de l’horrible terrorisme du Hamas. »
Autrement dit : « On va remettre un jeton dans la machine de mort qui vous broie, mais on vous aime, sans rancune. » Le 19 octobre, alors que Gaza était déjà écrasée sous les bombes, Biden affirmait : « Ce qui nous distingue des terroristes, c’est que nous croyons à la dignité fondamentale de chaque vie humaine. » Le problème, commente le journaliste Elie Mystal, c’est que « tous les actes de Biden hurlent qu’il accorde plus d’importance à un enfant israélien qu’à un enfant palestinien ». Ce qui pourrait lui aliéner les électeurs non blancs, dit Mystal (lui-même noir), et lui coûter sa réélection…, permettant le retour de Trump [18]. (D’accord, j’avoue : ma note d’espoir n’en était pas vraiment une.)
Me voyant effarée par le sort réservé aux étudiants de Harvard, un ami me fait remarquer : « En même temps, il y a vingt ans, jamais des étudiants de Harvard n’auraient critiqué la politique israélienne. » Effectivement, certaines sensibilités changent. Ce qui, en retour, intensifie encore la désinformation et l’intimidation. Les partisans d’une paix juste – une paix qui ne soit pas celle des cimetières – vont devoir s’accrocher plus que jamais.