Elle est l’une des femmes les plus puissantes de la télévision américaine. Shonda Rhimes règne sur les jeudis soirs de la chaîne ABC avec trois séries-phares : Grey’s Anatomy, Scandal et How to Get Away with Murder. La première, lancée en 2005, met en scène une équipe de chirurgiens de toutes les couleurs de peau, homo ou hétérosexuels ; les deux autres, plus récentes (2012 et 2014), ont pour héroïnes des femmes noires qui réussissent brillamment dans leurs professions respectives — Olivia Pope (Kerry Washington) est experte en relations publiques et Annalise Keating (Viola Davis), avocate. Avec un naturel absolu, Shonda Rhimes a transposé à l’écran le monde dans lequel elle vivait, le monde tel qu’elle le voyait, et renvoyé à son obsolescence la télévision de papa, avec ses héros uniformément blancs et ses rôles féminins stéréotypés.
En 2015, elle a publié Year of Yes (« L’année du oui »), mi-autobiographie, mi-manuel de self-help. Elle confie dans ce livre que, malgré le succès, elle était restée au fond d’elle-même la petite fille qui ne se sentait bien que dans l’obscurité du placard où elle passait des heures à inventer des histoires ; jusqu’au jour où elle a décidé de s’ouvrir au monde. Elle raconte donc comment, en une année, le vilain petit canard s’est transformé en cygne. Ce récit hypercalibré, et en même temps d’une sincérité touchante, souffre de certains tics de son auteure, comme cette manie, que l’on retrouve chez ses personnages, de marteler sans fin la réplique-clé de ses tirades. La parole a des vertus quasi magiques chez Shonda Rhimes : ses héros évoluent toujours grâce aux plaidoyers passionnés, rudes ou bienveillants, que leur adresse un de leurs proches. Ici, certains passages font mouche, comme ceux qu’elle consacre à sa vision de la maternité. Elle évoque aussi le rôle essentiel joué dans sa vie par une femme qui n’existe pas, ou qui existe à moitié, puisqu’elle lui a donné vie pendant dix ans, en collaboration avec l’actrice Sandra Oh : Cristina Yang, chirurgienne passionnée qui, dans Grey’s Anatomy, assume son refus de devenir mère et choisit d’avorter lorsqu’elle tombe enceinte — un sujet sur lequel la plupart des autres séries américaines se montrent particulièrement frileuses.
Les tourments intérieurs
des gardiens de l’Amérique
Spectatrice avide de Grey’s Anatomy depuis la saison 1 (la saison 13 commence cette semaine), j’ai récemment voulu rattraper mon retard et j’ai regardé Scandal. Ou du moins les trois premières saisons, parce qu’ensuite, mes forces m’ont abandonnée. Je dois bien l’avouer : je ne m’y attendais pas, mais je déteste Scandal. Je trouve cette série abjecte. Cela fait un peu le même effet que lorsqu’on croit s’entendre à merveille avec quelqu’un et qu’on se découvre soudain, à un détour de la conversation, un désaccord majeur. Bien sûr, j’avais déjà été effarée quand, dans Year of Yes, Shonda Rhimes, désirant citer des exemples de femmes qui ont eu des vies réellement difficiles, mentionne « Malala » (Malala Yousafzai, jeune militante pakistanaise des droits des femmes), « Anne Frank » et « Mère Térésa » ; étrange impression que toute l’histoire du monde peut s’aplatir dans un scénario de téléfilm. Mais, tant qu’il s’agissait de regarder des médecins imaginer des stratégies improbables pour sauver la vie d’un patient, puis plonger jusqu’aux coudes dans ses entrailles en discutant des derniers rebondissements de leur vie sentimentale, tout allait bien. Je sursautais seulement à la vision du reste du monde qui pointait quand il était question d’aller soigner des petits enfants au Malawi (ou de les adopter).
Scandal, en revanche, se déroule dans l’univers de la politique. Olivia Pope (attention, joyeux spoilers dans les lignes qui viennent) a orchestré la campagne du président en exercice, le républicain Fitzgerald Grant, dont elle est aussi la maîtresse ; son père dirige une branche secrète de la CIA. Ayant longtemps appartenu à cette officine, l’un de ses collaborateurs, Huck, a torturé et tué des dizaines de personnes ; bien que cela l’ait détruit, il recommence dès que cela peut rendre service à sa patronne. Celle-ci pose sur lui un regard à la fois apitoyé et respectueux. Olivia Pope et ses amis, que le téléspectateur est censé admirer, pour lesquels il est invité à éprouver de l’empathie, ont truqué l’élection présidentielle ; ils n’hésitent pas à tuer quand cela sert leurs desseins. Ils sont manipulateurs, assoiffés de pouvoir. La série tente mollement de faire croire qu’ils sont motivés par leur foi dans la personne de Grant, pourtant spectaculairement dépourvu de tout charisme. S’ils ne commettent pas leurs forfaits pour lui, c’est pour défendre l’Amérique, sa sécurité et sa grandeur. Scandal s’attache à rendre les bourreaux sympathiques, à centrer le discours sur leurs tourments intérieurs, avec une complaisance narcissique qui rappelle les mécanismes finement analysés par Françoise Feugas dans le cas israélien à propos des films Valse avec Bachir et Z32.
La série illustre à merveille ce que le progressisme tend à devenir aux États-Unis, où la première femme présidente pourrait bientôt succéder au premier président noir : l’art de confier le sale boulot à des membres de groupes opprimés ou dominés, et de leur confier en même temps la tâche de bétonner la bonne conscience nationale par un récit adapté ; soit ce que des petits malins ont baptisé l’« impérialisme intersectionnel [1] ». (« Tu as un monde à diriger », lance tout naturellement Olivia Pope en renvoyant son amant au petit matin : en parlant d’impérialisme...) Le chef de cabinet de Grant, Cyrus Beene, est homosexuel, et subit à ce titre les attaques des membres les plus conservateurs de son parti ; mais quand trois agents de la CIA opérant sous couverture humanitaire sont pris en otages quelque part en Afrique, il préconise de « brûler quelques villages » en représailles. De même, dans la vraie vie, Hillary Clinton, avec son bellicisme, pourrait se révéler tout aussi dangereuse que le misogyne Donald Trump.
Un tueur de femmes
venu du « Kurkistan »
Bien sûr, rien n’oblige une femme, un Noir ou un homosexuel à se montrer plus sages que le premier patriarche blanc venu, même si on pouvait espérer que leur propre expérience de dominés leur donnerait une autre approche — un espoir qui a fortement joué en faveur de Barack Obama lors de son élection, et qu’il n’a cessé depuis de trahir dans ses actes tout en continuant à le flatter dans ses discours. Mais il arrive que la contradiction soit flagrante. Que Scandal ait pour héroïne une femme noire n’empêche pas qu’on y entende des propos d’un racisme décomplexé. Ainsi, dans l’épisode 4 de la saison 2, un officiel étranger tue une jeune Américaine et s’en tire grâce à son immunité diplomatique (le brave Huck se chargera de rendre la justice à sa façon). Le meurtrier vient du « Kurkistan » : comme The West Wing (À la Maison Blanche), la série d’Aaron Sorkin, où l’on évoquait le « Qumar » ou le « Kundu Équatorial », Scandal n’hésite pas à inventer des pays quand il s’agit d’Arabes ou d’Africains : chacun sait que ces contrées peuplées respectivement de fourbes et de génocideurs sont parfaitement interchangeables.
Décidant de prendre position dans cette affaire, la First Lady déclare à Olivia Pope : « Si toi et moi avions vécu au Kurkistan, nous aurions été mariées à l’âge de 12 ans, pour payer une dette ou acheter du bétail ou pour continuer à faire pousser de l’opium dans les champs ; et après notre mariage, nos maris nous auraient battues et violées et forcées à porter leur enfant avant que nous ayons nous-mêmes fini d’être des enfants. Et nous ne pourrions ni voter, ni conduire [Kurdistan ou Arabie saoudite, c’est du pareil au même], ni faire entendre notre voix ni avoir le moindre droit. Je ne voudrais pas cela pour ma fille, ou pour moi, ou pour toi. Et voilà qu’un petit berger d’un petit bled pourri pense qu’il peut venir ici, aux États-Unis d’Amérique, et menacer l’une de nos brillantes jeunes diplômées, avec moins de dignité qu’un chien courant sur une route de campagne... » (Toutes les femmes de ce grand pays que sont les États-Unis d’Amérique ne sont peut-être pas diplômées de Yale et de Harvard, mais passons sur ce petit détail.) C’était en 2012, c’est-à-dire avant que les combattantes kurdes qui affrontent Daech soient devenues les héroïnes de l’Occident — au prix de quelques simplifications. Avant, aussi, qu’Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné, décide de faire de l’écosocialisme féministe théorisé par le militant américain Murray Bookchin l’idéologie officielle du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Et avant qu’émerge sur la scène politique turque le Parti démocratique des peuples (HDP), parti de gauche qui défend à la fois les droits des Kurdes, ceux des femmes et ceux des minorités sexuelles. Une ligne qui, comme le raconte l’un des dirigeants du HDP, Selahattin Demirtas, suscitait l’incompréhension des représentants du président Erdogan lors des négociations de paix, avant la reprise de la guerre : « Qu’est-ce que la question des femmes a à voir avec le processus de paix kurde ? » Bref, les choses sont un peu plus compliquées que dans la tirade méprisante de Mellie Grant.
Autre caractéristique de Scandal : la série se déroule dans le monde politique, mais il n’y est jamais question de politique. The West Wing, si elle faisait preuve du même racisme tranquille et de la même ignorance satisfaite dès qu’elle dépassait les frontières du pays, avait au moins le mérite de rendre passionnantes les questions de politique intérieure, et de montrer les dilemmes auxquels faisaient face le président Josiah Bartlet (Martin Sheen) et son équipe [2]. Rien de tout ça ici. À la fin de la saison 3, le président Grant obtient un second mandat parce qu’un de ses fils vient de mourir et que ce drame a ému les électeurs ; cela lui permet de battre sa concurrente, qui jusque-là était donnée gagnante parce qu’elle avait survécu à un attentat. C’est dire le niveau. De leurs programmes, on ne saura rien. Il est seulement (vaguement) question du droit à l’avortement, auquel la rivale de Grant, une bigote, est opposée.
« Nos personnages sont à la télévision,
mais dans le monde réel,
il y a Hillary Clinton »
Là encore, Scandal reflète l’état de la politique américaine. La convention démocrate de cet été a montré la place écrasante qu’y occupe désormais le storytelling, comme en témoigne le compte rendu sans fard qu’en a livré le journaliste et essayiste Thomas Frank dans Le Monde diplomatique : « Il est question de gens ayant réussi à surmonter des handicaps ou une santé déficiente, à survivre au terrorisme ou à des blessures horribles. D’autres qui croient “en l’innovation et en l’esprit d’entreprise” ; qui ont été enlacés par le président des États-Unis et qui souhaitent “que chaque Américain puisse serrer dans ses bras le président Obama” ; qui ont combattu en Irak et qui proclament leur confiance en “Hillary” et en ses compétences stratégiques et militaires. » Tony Goldwyn, l’acteur qui interprète Fitzgerald Grant dans Scandal, est monté à la tribune, probablement avec pour seule légitimité le fait que le public associe son visage au décor du bureau ovale. C’est Shonda Rhimes qui avait réalisé le portrait de Hillary Clinton diffusé en ouverture de la convention (ci-dessus) ; un clip très peu féministe, pour le coup, où la candidate était filmée dans un cadre domestique rassurant (sa cuisine ?), et qui insistait sur son engagement auprès des enfants — comme l’a fait également Michelle Obama dans son discours de soutien, entièrement centré sur la maternité : la première dame a prononcé les mots « enfants » et « filles » 34 fois, mais pas une seule fois le mot « sénatrice » [3].
Fabriquer cette image lénifiante impliquait de « réécrire avec minutie » la biographie de la candidate, souligne Thomas Frank : « Certains brefs épisodes de sa carrière ont droit à de longs commentaires, donnant l’impression qu’elle a consacré sa vie à des croisades caritatives. D’autres chapitres, pourtant bien plus consistants, comme ses années en tant qu’avocate spécialisée dans le droit des entreprises, semblent se dissoudre d’eux-mêmes. (...) Parce qu’elle contredit les discours sur l’attention extrême que Mme Clinton accorderait au sort des femmes et des enfants, la suppression d’une aide fédérale aux familles monoparentales, signée par son mari en 1996, n’est pas mentionnée. »
Storytelling et mauvaise conscience
Plus que jamais, Hollywood et la politique semblent se nourrir mutuellement, au point de devenir indistincts. « Nos personnages sont à la télévision, mais dans le monde réel, il y a Hillary Clinton », clament les stars de « Shondaland » dans un clip de soutien intitulé Real Life. Les Obama, quant à eux, n’ont pas encore quitté la Maison Blanche que deux biopics leur sont déjà consacrés (Southside with You et Barry), et tout le monde se rend bien compte que leurs doubles de cinéma ne leur arriveront jamais à la cheville en matière de glamour. Sur YouTube, on compile les meilleures plaisanteries du président, comme s’il était un comédien de stand-up.
Certes, le cas est difficile. Il n’est pas indifférent qu’un président soit un brillant orateur ; les mots ne sont pas que du vent, ils ont un impact. Lorsqu’on doit subir la rhétorique indigente et l’islamophobie obsessionnelle d’un Manuel Valls, on peut difficilement écouter Obama expliquer pourquoi il refuse d’employer l’expression « islam radical » sans avoir envie de pleurer de soulagement. Et quand on voit qui pourrait lui succéder, on sait déjà qu’on va amèrement le regretter. Cependant, le problème survient quand le fossé entre les mots et les actes devient si profond que les premiers n’ont plus pour vocation que de le camoufler, de déployer un écran de fumée. Si les États-Unis ont développé une telle passion, un tel talent pour la fabrication d’histoires, pour la mise en scène permanente de la réalité, on peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas par nécessité d’échapper à la mauvaise conscience d’avoir bâti leur nation sur un génocide.
De même, les démocrates s’abandonnent aujourd’hui d’autant plus volontiers à la volupté des récits édifiants qu’ils doivent faire oublier des contradictions et des échecs de plus en plus voyants. Comme le rappelle encore Thomas Frank, les traités de libre-échange ravageurs et la déréglementation financière qui poussent les électeurs dans les bras d’un démagogue comme Donald Trump sont l’œuvre du mari de la candidate actuelle ; une œuvre à laquelle, à l’époque, elle a pris une part active. Lors de la convention de cet été, Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts, dénonçait : « La Bourse bat des records. Les bénéfices des entreprises sont au plus haut. Les directeurs généraux engrangent des dizaines de millions de dollars. Mais ces gains n’ont pas de retombées positives pour les familles qui travaillent dur comme la vôtre. » Or, remarque Thomas Frank, « tout cela venait de se produire pendant que M. Obama occupait la Maison Blanche »...
Les Obama, une success story de gauche
Dans ce contexte, l’accession au pouvoir d’individus dominés finit par représenter l’alpha et l’oméga d’une politique progressiste, le maximum qu’elle puisse offrir. « Grâce à Hillary Clinton, mes filles et tous nos enfants considèrent désormais comme évident qu’une femme peut devenir présidente des États-Unis », clamait Michelle Obama dans son discours à la convention. Certes, là encore, le symbole n’est pas rien ; qu’un Noir ou une femme occupe la Maison Blanche, ce n’est pas rien. Pour tout membre d’un groupe dominé, l’existence de modèles identificatoires est cruciale. Mais, en même temps, c’est seulement un symbole. Cela n’empêche pas qu’un mouvement politique proclamant que « la vie des Noirs compte » soit encore nécessaire. Cela n’empêche pas la misogynie terrifiante dont la campagne de Trump révèle l’existence dans le pays. Dès lors, en misant tout sur ce genre de réussite, ceux qui prétendent incarner le progressisme se contentent de produire une version « de gauche » des success stories dont la droite a fait son arme depuis bien longtemps. Le discours de Michelle Obama, qui a fait sensation, se contentait d’exploiter la séduction indéniable de ce type de récit : « Nous [la famille Obama] nous réveillons tous les jours dans une maison qui a été construite par des esclaves ! » Elle s’émerveillait que huit ans aient déjà passé, que ses filles aient si bien grandi. À défaut d’avoir obtenu une vie meilleure au terme de ses deux mandats, les électeurs démocrates pourront toujours s’abîmer dans la contemplation de la vie de rêve que semblent mener leur président et sa famille, et qu’ils continueront vraisemblablement à mener ces prochaines années, merci pour eux.
« Si on veut, on peut », etc. ; chacun, même femme ou noir, peut se hisser jusqu’au sommet ; il n’est donc nul besoin de mener des politiques qui améliorent le sort du plus grand nombre. L’objectif du bien commun — ou ne serait-ce que le discours sur le bien commun — passe tout simplement à la trappe. Sur ce chapitre, les démocrates se contentent de clamer qu’ils sont les bons et que les autres, les républicains, sont les méchants. Il ne leur reste, observe Thomas Frank, qu’« une vertu morale abstraite, jaillissant comme un fleuve intarissable, mais sans lien avec l’héritage récent du parti » : « Ce sont des gens meilleurs qui arpentent la scène du Wells Fargo Center [où se déroulait la convention] : tel est le message qui vous assaille à Philadelphie. Des gens meilleurs que ces monstres de républicains, cela va de soi, mais également meilleurs tout court. Une caste d’humains d’une telle probité qu’on ne peut manquer de reconnaître qu’ils sont nés pour gouverner. »
Mener sans faillir, pendant des décennies, des politiques destructrices propres à réveiller tous les démons d’une société, ou du moins ne rien faire pour les enrayer, puis se draper dans une vertu sans tache quand se dressent les monstres auxquels on a soi-même donné naissance : pas sûr que ça marche. Ou pas longtemps...