Quand on a, comme moi, des liens familiaux et sentimentaux avec la Palestine et qu’on suit au jour le jour l’actualité au Proche-Orient, il se crée, dans les moments de guerre ouverte comme celui, particulièrement atroce, que nous vivons depuis le 7 octobre, un décalage et une incompréhension mutuelle pénibles avec une grande partie de mon entourage. Je suis désespérée que beaucoup d’amis et de connaissances, avec qui je suis sur la même longueur d’ondes sur tant d’autres sujets, ne voient pas ce qui me semble évident. Et je sens qu’eux, de leur côté, me regardent avec un certain effarement – et une certaine suspicion, voire de l’hostilité. Comme s’ils voyaient soudain surgir en moi une sauvage, une barbare hystérique dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. C’est ce dialogue de sourds que je voudrais tenter de dépasser ici. Peut-être en vain, mais essayons.
Comme tout le monde, je suis glacée par les récits et les images de l’attaque du Hamas. Dans ce contexte, ceux qui privilégient l’émotion pure passent pour les seules personnes humaines et sensées, et ceux qui tentent de contextualiser, de livrer une analyse politique, pour des monstres. Pardon, mais, en réalité, c’est l’inverse [1].
Les imbéciles bellicistes et fanatiques qui voudraient nous faire croire qu’« expliquer, c’est justifier », qui interdisent toute pensée en instrumentalisant de la manière la plus abjecte la peur existentielle créée par le génocide des juifs d’Europe, ne font que nous enfoncer un peu plus dans cet enfer. Ils veulent nous faire oublier cette vérité toute simple, que rappelle la cinéaste Simone Bitton dans un entretien à Télérama : « La solution existe, et tout le monde la connaît : il faut cesser l’occupation ! »
Même s’ils ont une vague notion de l’existence d’une occupation militaire et d’une colonisation, beaucoup de mes amis français n’ont pas vu comme moi défiler chaque jour sur leur fil d’infos, au cours des années et des mois passés, les démolitions de maisons palestiniennes en Cisjordanie, les familles de Jérusalem expulsées de celles où elles vivaient depuis des générations, les enfants et les adolescents jetés en prison ou tirés comme des lapins, l’avancée inexorable de la colonisation, les terres confisquées, le harcèlement et les attaques des colons, la situation intenable dans la gigantesque cage qu’est Gaza, les discours de haine d’un gouvernement d’extrême droite qui parle ouvertement d’annexion et de « transferts » de populations. Dès lors, l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre leur apparaît comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, une agression unilatérale et gratuite ; ils adhèrent à la lecture du « choc des civilisations », selon laquelle elle serait motivée par la haine de la démocratie, de la liberté, des « valeurs occidentales » dont Israël serait la pointe avancée dans l’Orient barbare. Cette lecture est une catastrophe. Elle nous laisse pour seul horizon la guerre totale et l’extermination.
Combien de milliers de vies
seront encore sacrifiées
à ce projet colonial
morbide et délirant ?
La prétendue « solution à deux États » est morte depuis des années, rendue impossible par la réalité du terrain ; elle n’a d’ailleurs jamais été qu’un mirage, malgré la mascarade des accords d’Oslo, puisque la colonisation n’a jamais cessé de progresser. Tous les observateurs un peu sérieux le disent : la seule solution viable et réaliste serait un État binational où tous les citoyens auraient les mêmes droits indépendamment de leur confession, et où tous, Palestiniens comme Israéliens, pourraient enfin connaître une vraie liberté et une vraie sécurité – ni l’enfermement et l’oppression pour les premiers, ni la conscience permanente d’une menace mal contenue pour les seconds. Une démocratie au Proche-Orient, enfin.
Mais plus personne ne parle de solution. Plus personne ne fait même semblant. Le seul projet des gouvernements américain et français semble être de soutenir inconditionnellement le régime israélien dans son entreprise de vengeance, un crime de guerre répondant au crime de guerre du Hamas. Les dirigeants israéliens ont désormais devant eux une autoroute pour mener à leur terme l’écrasement et la spoliation totale des Palestiniens. « L’idée de mort, de meurtre, de massacre est moins effrayante que l’idée d’accorder à l’autre l’égalité et la liberté qu’il réclame : c’est ça, le colonialisme, observait l’écrivaine Kaoutar Harchi sur Twitter (10 octobre). Des personnes peuvent bien mourir tant que le colonialisme, lui, ne meurt pas. » Des personnes israéliennes autant que palestiniennes. Combien de milliers de vies seront encore sacrifiées à ce projet colonial morbide et délirant, au Proche-Orient et peut-être ailleurs dans le monde ?
Avant le 7 octobre, on considérait que c’était une période « calme », puisque les Israéliens vivaient (plus ou moins) en paix, et tout le monde se foutait de la violence quotidienne que subissaient les Palestiniens. Quand ils manifestaient pacifiquement pour leurs droits, comme lors de la « Marche du retour » de 2018-2019 le long de la clôture de Gaza, ils se faisaient abattre ou mutiler par les snipers de l’armée israélienne, dans l’indifférence générale. Et depuis que le Hamas a forcé leur retour sur la scène internationale par des moyens ultraviolents, samedi dernier, ses crimes sont utilisés pour les diaboliser dans leur ensemble et pour livrer les civils de Gaza – aussi innocents des agissements du Hamas que les civils israéliens sont innocents des agissements de leur gouvernement – à un déluge de feu.
Il n’y a tout simplement aucune issue pour eux. Ce qu’on leur demande, c’est de crever en silence. Il est clair désormais qu’ils ont été (du moins en Occident) expulsés définitivement de l’humanité. Ce n’est jamais, et ce ne sera sans doute jamais, le moment pour leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Leur souffrance n’aura jamais droit de cité. J’avoue que cette réalisation m’a fait un immense choc.
Amira Hass :
« En quelques jours,
les Israéliens ont vécu
ce que les Palestiniens
expérimentent de manière routinière
depuis des décennies »
« En quelques jours, écrit la journaliste israélienne Amira Hass dans Haaretz (10 octobre), les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens expérimentent de manière routinière depuis des décennies : les incursions militaires, la mort, la cruauté, les assassinats d’enfants, les corps empilés dans les rues, le siège, la peur, l’angoisse pour des êtres chers, le fait d’être la cible d’une vengeance, un feu indiscriminé sur les combattants et les civils, une position d’infériorité, la destruction de bâtiments, les célébrations religieuses bafouées, la faiblesse et l’impuissance face à des hommes en armes, et une humiliation cuisante. »
L’immense élan de sympathie suscité est ô combien légitime. Mais que ce même élan soit refusé aux Palestiniens a de quoi rendre folle toute personne qui se soucie un tant soit peu d’eux. Quand ce sont les Palestiniens qui le subissent, rien de tout cela n’existe dans les consciences occidentales. Personne ne s’en émeut. Personne ne semble même le voir. L’Occident est perdu dans une réalité parallèle. Moi qui n’ai qu’un lien ténu avec la Palestine, l’ignorance délibérée de cette réalité, l’obscénité de ce « deux poids, deux mesures », le racisme inouï qu’il traduit [2], me rendent malade, ils me mettent dans un état second, alors je n’imagine même pas comment ils doivent affecter ceux dont ils façonnent la réalité quotidienne. Comment ne pas être exaspérée devant ce diplomate palestinien sommé par une journaliste de la BBC de condamner les attaques du Hamas en préalable à toute discussion, comme s’il devait d’abord dissiper le soupçon de son inhumanité, alors qu’il vient lui-même de perdre des proches à Gaza et qu’aucun journaliste, jamais, n’exige d’un invité israélien qu’il condamne les bombardements sur Gaza ?
« Ce n’est pas une quelconque tragédie éloignée, a déclaré Joe Biden le 10 octobre. Les liens entre Israël et les États-Unis sont profonds. C’est personnel pour tant de familles américaines qui ressentent la douleur de cette attaque autant que les cicatrices laissées par des millénaires d’antisémitisme et de persécution des juifs. » Sur Twitter, Beth Miller, directrice politique de l’organisation Jewish Voice for Peace, commentait : « Je suis tellement furieuse. La douleur m’étouffe. Chaque vie est précieuse. Chaque enfant israélien ou palestinien représente le monde entier pour quelqu’un. Mais Biden ne valorise que les vies israéliennes. Il se moque des Palestiniens-Américains. Beaucoup d’entre eux ont pourtant eu des proches tués par des soldats ou des colons israéliens ces trois derniers jours, cette dernière année, ces soixante-quinze dernières années. Ils ont été réduits au silence par Biden lui-même quand ils ont osé parler de leur douleur. Il y a des Palestiniens-Américains qui ont été brutalement tués par les forces israéliennes et Biden ne s’en est jamais soucié, ne leur a jamais offert ce genre de sympathie. Jamais. »
En me voyant incrédule devant la carte blanche donnée à Benyamin Netanyahu par les gouvernements européens et américain, au mépris du droit international, pour déchaîner sur Gaza la vengeance la plus brutale (et faire oublier au passage les défaillances et l’incurie désastreuses de son gouvernement [3]), un proche a tenté de me rassurer en me disant : « Il y aura sûrement une réaction quand les massacres à Gaza deviendront trop insoutenables. » Or, à l’heure où j’écris, les massacres sont déjà insoutenables. Et, en dehors de personnes qui ont un lien avec le monde arabe, ça n’émeut (presque) personne en Occident. En tout cas, ça ne pèse d’aucun poids politique.
« Pourquoi une bombe
lâchée sur un immeuble de Gaza,
ça ne te fait rien ?
Tu crois que c’est plus doux ? »
Je sais bien. Moi aussi, spontanément, de par mon vécu, mon mode de vie d’Occidentale, je m’identifie plus facilement à une Israélienne qui participe à un festival et qui voit sa vie insouciante basculer dans l’horreur quand elle est prise en otage par un assaillant du Hamas qu’à une habitante de Gaza, au quotidien très éloigné du mien, qui subit les bombardements. Peut-être que si je n’avais pas ce lien avec la Palestine, moi aussi, je m’identifierais seulement à la première. Mais je suis atterrée par le refus de beaucoup de gens – progressistes sur tous les autres sujets – de fournir cet effort élémentaire de reconnaissance de l’humanité de quelqu’un qui ne leur ressemble pas. « Pourquoi une bombe lâchée sur un immeuble de Gaza, ça ne te fait rien ?, demandait l’autre jour une amie arabe à un Français de son entourage bouleversé, à juste titre, par l’attaque du Hamas, mais totalement indifférent au reste. Tu crois que c’est plus doux ? » C’est une vraie question.
« D’une manière globale, je trouve que l’international est de moins en moins présent dans les discours de gauche. Chez les jeunes générations, l’internationalisme n’est pas toujours une évidence comme il l’était pour des générations plus anciennes », disait récemment la députée de La France insoumise Clémentine Autain à Mediapart, à propos d’une autre cause : la cause arménienne. C’est une explication possible. Mais on voit aussi (et ici je demande pardon à mes lecteur-ices concerné-es pour la brutalité du constat, même si je me doute que je ne leur apprends rien) les effets de longues années de déshumanisation et de diabolisation des musulman-es. Lentement mais sûrement, l’islamophobie et ses innombrables relais ont fait leur office, ils ont émoussé les sensibilités.
Comme à chaque explosion de violence au Proche-Orient, certaines voix qui, en France, défendent la politique israélienne réclament qu’on taise les injustices et l’hécatombe subies par les Palestiniens, qu’on criminalise leur dénonciation. Moi aussi je tremble à l’idée que des juifs soient victimes d’agressions ou d’attentats en France. Mais c’est de la folie de penser qu’on pourrait conjurer ce risque en balayant sous le tapis la réalité palestinienne. C’est éthiquement monstrueux, et c’est impossible dans la pratique. Seule la fin de l’occupation et de la colonisation peut assurer la sécurité des juifs de France et du monde entier, ou en tout cas l’améliorer considérablement. La haine raciale existera malheureusement toujours ; mais, si injuste soit-elle, la haine liée à des événements particuliers, et à leur totale absence de relais et d’issue politique, peut être désamorcée. La violence et l’injustice ne peuvent pas être étouffées. Tant qu’elles existeront, elles se répandront d’une manière ou d’une autre. Pas de justice, pas de paix. Ce n’est pas un mot d’ordre : seulement un constat.