« Parfois, quand j’entre dans une pièce ou que j’emprunte une rue familière, je vois une ancienne version de moi-même venir à ma rencontre. Elle ne peut pas me voir dans l’avenir, mais moi, je la vois très clairement. Elle me dépasse d’un pas pressé, inquiète à l’idée d’être en retard à un rendez-vous où elle n’a pas envie d’aller. Elle est assise à une table de restaurant et verse des larmes de rage en se disputant avec un amant qui n’est pas pour elle. Elle avance à grandes enjambées dans ma direction, vêtue des jeans et des bottes en cuir lie-de-vin qu’elle a portés pendant une décennie, et je me souviens de la sensation exacte de ces bottes à mes pieds. Elle se tient dans la salle de réunion d’un journal avec le genre d’hommes de pouvoir qui savent le mieux saper sa confiance en elle, essayant de les persuader de soutenir un projet de loi dont les femmes ont terriblement besoin – en vain. Elle est un fantôme dans le couloir d’un bâtiment de bureaux qu’elle et les autres femmes de Ms. Magazine ont arpenté pendant tant d’années. Elle se précipite vers moi à la sortie d’une salle de conférences, parlant, riant, débordant d’optimisme.
Longtemps, elle m’impatientait. Pourquoi perdait-elle tout ce temps ? Pourquoi était-elle avec cet homme ? à ce rendez-vous ? Pourquoi oubliait-elle de dire la chose la plus importante ? Pourquoi n’était-elle pas plus sage, plus productive, plus heureuse ? Mais, ces derniers temps, j’ai commencé à ressentir de la tendresse, une accumulation de larmes à l’arrière de ma gorge, quand je la voyais. Je me dis : “Elle fait de son mieux. Elle a survécu – et elle se donne tellement de mal.” Parfois, je voudrais pouvoir revenir en arrière et la prendre dans mes bras. Depuis que j’ai ressenti ce désir, j’ai aussi remarqué que ses différentes images commençaient à se réunir. La petite fille qui écoute la radio dans une pièce vide se tient tout près de la femme qui essaie de réunir des fonds ou qui supplie qu’on lui achète des pages de publicité. La très jeune femme en sari aux yeux fardés de khôl rencontre dans un miroir le regard de la femme en jeans et lunettes de soleil, quinze ans plus tard. Le moi anxieux engoncé dans un trench devant le Plaza écoute un moi plus âgé qui prend la parole lors d’une manifestation. Une grande fille de douze ans aux joues rondes marche à mes côtés dans une rue ensoleillée ; elle regarde les vitrines, savoure mon cornet de glace et se sent remarquablement heureuse.
Nous sommes tant de nous-mêmes différents. Ce n’est pas seulement l’enfant d’il y a longtemps en nous qui a besoin de tendresse et d’acceptation, mais aussi la personne que nous étions l’année dernière, celle que nous voulions être hier, celle que nous avons essayé de devenir le temps d’un boulot ou d’un hiver, dans une histoire d’amour ou dans une maison où maintenant encore, nous pouvons fermer les yeux et respirer l’odeur des pièces.
Ce qui lie entre eux ces moi infiniment changeants, aux réactions et aux retours infinis, c’est : il y a toujours une voix intérieure authentique.
Faites-lui confiance. »
Revolution from Within. A Book of Self-Esteem (1992)
« Dans les années 1970, j’avais lu dans les journaux l’histoire d’une hôtesse de l’air africaine-américaine qui était venue travailler avec une afro, à une époque où on attendait des membres d’équipage qu’ils aient l’air le plus « blanc » possible. Elle aggravait son cas en emportant un exemplaire du livre d’Eldridge Cleaver Soul on Ice [mélange d’autobiographie et de réflexion sur la condition des Noirs aux Etats-Unis]. Le pilote avait refusé de décoller jusqu’à ce qu’elle soit débarquée de l’avion. Lorsque j’empruntai à nouveau un vol de cette compagnie, je demandai à une hôtesse si l’incident avait suscité des protestations en interne. Elle me dit que oui, mais que, pour autant qu’elle sache, il n’y avait pas eu de répercussions pour le pilote. Tel le capitaine d’un navire, il était seul maître à bord.
Plus de vingt ans après, je me trouvais à la station de radio d’une grande ville pour une interview, et une représentante de la direction me fit visiter les locaux. Elle était une exception dans un milieu où 85% de la hiérarchie était masculine, alors je lui ai demandé comment elle était arrivée à cette position. Elle m’a expliqué qu’après un divorce, elle avait repris des études, puis avait commencé à travailler à la radio. Elle adorait la capacité de ce média à rassembler les gens, et elle s’était découvert un don pour animer une équipe.
Comme nous finissions notre visite des lieux, elle me demanda :
– Est-ce que par hasard vous vous souviendriez de l’histoire de ce pilote qui avait viré une hôtesse noire de l’avion parce qu’elle lisait Eldridge Cleaver ?”
Je répondis que je m’en souvenais parfaitement.
– Eh bien, ce pilote était mon mari, dit-elle calmement. Alors j’ai divorcé. Et c’est comme ça que tout a vraiment commencé pour moi.” »
My Life on the Road (2015)
« Ce livre est dédié au Dr. John Sharpe, de Londres, qui, en 1957, une décennie avant que les médecins anglais soient légalement autorisés à pratiquer une interruption de grossesse pour une autre raison que la santé de la femme, a pris le risque considérable d’admettre pour un avortement une Américaine de 22 ans en route pour l’Inde.
Sachant seulement qu’elle avait rompu ses fiançailles dans son pays pour s’élancer vers un destin inconnu, il lui dit : “Vous devez me promettre deux choses. La première, c’est de ne dire mon nom à personne. La deuxième, c’est de faire ce que vous voudrez de votre vie.”
Cher Dr. Sharpe, je crois que vous, qui saviez que la loi était injuste, ne m’en voudrez pas de dire ceci, si longtemps après votre mort :
J’ai fait de mon mieux avec ma vie.
Ce livre est pour vous. »
Conclusion de My Life on the Road
Et pour finir, son intervention à la Women’s March à Washington en janvier dernier, lors de l’investiture de Donald Trump :