![Une pancarte proclamant: "L'islamophobie et le racisme tuent, justice pour Aboubakar [Cissé]»](local/cache-vignettes/L510xH340/manif_islamophobie-106ca.jpg?1746010542)
« Maintenant, il n’y a plus qu’une intervention extraterrestre qui pourrait nous sauver », m’ont dit en plaisantant (enfin… je crois) deux personnes différentes, à quelques jours d’intervalle, peu après l’investiture de Trump, en janvier. Ce qui reflète bien l’état d’esprit de beaucoup.
Résumé des épisodes précédents. Nous nous trouvons dans un piège à deux mâchoires qui se referme de plus en plus sur nous. L’une des mâchoires est constituée des politiques néolibérales appliquées, depuis environ quarante-cinq ans, par tous les gouvernements successifs : en France, les socialistes et la droite, de Mitterrand à Macron en passant par Chirac, Sarkozy et Hollande ; aux États-Unis, l’establishment démocrate et le Parti républicain d’avant Trump, de Reagan à Bush. L’autre mâchoire est constituée des partis ouvertement néofascistes qui arrivent actuellement au pouvoir, ou qui souhaitent y accéder : le Parti républicain refaçonné par Trump aux États-Unis, le Rassemblement national en France, l’AfD en Allemagne...
Les premiers utilisent les seconds comme épouvantails afin de se faire élire (et loin de moi l’idée de condamner le vote pour le « moindre mal » : quand on est pris·e dans un piège, les manœuvres les plus désespérées pour essayer de le desserrer sont compréhensibles ; on se débat comme on peut). En créant des conditions de vie pourries pour la majorité de la population, en s’employant à dissoudre tous les ciments de la société (services publics, Sécu, assurance chômage, toutes formes de protection sociale), les premiers font le lit des seconds, puisqu’ils sèment un ressentiment, une amertume et une haine qui permettent de faire flamber le racisme, la xénophobie, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, etc., et d’en faire des phénomènes politiques moteurs.
Le capitalisme s’est longtemps accommodé de la démocratie, mais c’est terminé
Il est de plus en plus clair que les mêmes intérêts sont derrière les deux mâchoires du piège : les petits et les gros poissons du capitalisme, à commencer par les Bolloré, Arnault, Stérin ici, et les Musk, Thiel, Bezos, Zuckerberg, etc., aux États-Unis. Ce constat devrait disqualifier pour toujours la conviction selon laquelle l’extrême droite représenterait et défendrait « le peuple » – conviction que l’on rencontre malheureusement encore, y compris à gauche, où elle s’exprime sous la forme d’une mauvaise conscience, ou d’un sentiment d’illégitimité à s’élever contre le RN parce qu’on serait « bourgeois·e », ce qui est franchement à hurler de rire.
Le capitalisme s’est longtemps accommodé de la démocratie – du moins quand la démocratie n’allait pas trop loin à son goût : le coup d’État contre le gouvernement de Salvador Allende au Chili en 1973 a montré ce qui arrivait dans ce cas –, mais c’est terminé. « Puisque le rêve néolibéral d’un marché encadré parfait et efficace a débouché sur le désastre [de la crise] de 2008 et s’est révélé incapable de redresser la productivité et la croissance, les gagnants de ce marché ont pris les choses en main et tentent de construire un monde soumis à leurs intérêts », écrivait Romaric Godin en février dernier, dans une longue et indispensable analyse, après l’entrée en fonction de Trump [1]. L’histoire se répète : comme le souligne Johann Chapoutot dans Les Irresponsables, l’exemple de la défunte République de Weimar montre que, en Allemagne, les possédants ont décidé de livrer le pouvoir aux nazis, ces derniers n’ayant certainement pas conquis le pouvoir par les urnes [2].
Romaric Godin met en garde contre l’illusion selon laquelle on pourrait échapper au fascisme en en remettant une couche de capitalisme néolibéral. Il insiste : « C’est bel et bien ce “capitalisme démocratique” qui a enfanté la monstruosité trumpo-muskienne. La sacro-sainte “économie de marché” qui, depuis quarante ans, est parée de toutes les vertus par les intellectuels à la mode est en réalité dans une crise permanente qui ne pouvait déboucher que sur une conclusion autoritaire et monopolistique. »
Cette bascule mettrait fin à des libertés auxquelles nous sommes si habitué·es que nous avons fini par les confondre avec un phénomène naturel
Ce qui menace la France, c’est donc une bascule qui – sur le modèle de ce qui se passe aux États-Unis – changerait radicalement l’univers social dans lequel nous évoluons ; qui mettrait fin à des libertés auxquelles nous sommes si habitué·es que nous avons fini par les confondre avec un phénomène naturel ; qui, probablement, affecterait nos vies à tous·tes, y compris celles et ceux parmi nous qui se fichent de la politique ; et qui frapperait de plein fouet les minorités et tous les groupes les plus vulnérables. Celles et ceux qui sont attaché·es à des causes progressistes, quelles qu’elles soient (écologie, antiracisme, féminisme, droits des personnes LGBT+, antivalidisme), risquent de voir disparaître le cadre qui leur permet de s’exprimer et d’exercer leur militantisme.
Bien sûr, ce ne serait pas une nouveauté totale. La démocratie qui risque aujourd’hui d’être mise au rebut a déjà été ignorée et bafouée à de multiples reprises quand elle ne donnait pas satisfaction. Le précédent le plus évident est peut-être l’épisode du référendum sur la Constitution européenne de 2005. Une intense campagne de la gauche, unitaire, créative et enthousiaste, avait permis de sensibiliser aux dangers de ce texte, qui visait à graver dans le marbre les politiques néolibérales. Le « non » l’avait emporté contre toute attente, malgré une campagne médiatique agressive en faveur du « oui ». Ce résultat démocratique avait été confisqué, rayé d’un trait de plume, puis joyeusement enterré et diffamé dans les médias dominants.
Une mobilisation dans laquelle les militant·es de gauche jettent toutes leurs forces, un résultat inespéré, un déni de démocratie, et un tir de barrage médiatique – avant et après – contre cette gauche « dangereuse » : le scénario de 2005 s’est répété à l’identique l’été dernier, lors des législatives anticipées, après les élections européennes et la dissolution décidée par Emmanuel Macron en faveur du RN. Le système politique et médiatique, tel qu’il se présente aujourd’hui, fait invariablement échouer les tentatives de sortir du piège par le haut.
(On pourrait aussi parler du référendum de juillet 2015 contre l’austérité en Grèce, à la suite duquel les Européen·nes, Allemagne en tête, ont tordu le bras d’Alexis Tsipras, le premier ministre de gauche d’alors, jusqu’à ce qu’il ignore le résultat du vote et applique les mesures que ses créanciers lui demandaient.)
Dans les urnes ou dans la rue, le système est totalement verrouillé
Et quand certain·es osent manifester pour protester contre leurs conditions de vie, comme l’ont fait les gilets jaunes, ils se heurtent à la répression la plus brutale : violences et mutilations policières, arrestations à tout-va [3]. L’immense mouvement de 2023 contre la « réforme » des retraites a lui aussi été purement et simplement ignoré. Bref, dans les urnes ou dans la rue, le système est totalement verrouillé.
Dans ce contexte terrifiant, où j’oscille, comme beaucoup, entre l’angoisse et le déni, j’avais envie de souligner trois phénomènes qui ne me semblent pas toujours assez pris en compte autour de moi, et qui contribuent fortement à nous enfoncer dans le piège, nous rendant vulnérables à une prise de pouvoir de l’extrême droite : 1) l’hostilité envers le militantisme ; 2) la sous-estimation de l’islamophobie [4] ; 3) le fourvoiement tragique sur la question palestinienne.
Parce que l’extrême droite, ce n’est pas seulement le RN : ce sont aussi toute l’atmosphère politique et les discours insidieux qui contribuent à son hégémonie, y compris dans des cercles qui s’en imaginent très éloignés, voire qui se vivent comme ses opposants. La radicalisation réactionnaire ne se cantonne pas à la droite et à l’extrême droite ; elle produit des effets dans l’ensemble de la société.
1) Le militantisme, cette faute de goût
Paru à l’automne dernier, le livre de Johan Faerber Militer. Verbe sale de l’époque est l’une des analyses les plus incisives et les plus clairvoyantes que j’aie lues sur la période actuelle. Faerber (cofondateur de la revue Collateral) y décrit les stratégies déployées pour salir le militantisme [5], pour le stigmatiser comme, au mieux, une faute de goût et, au pire, une menace. Il commence par analyser les discours ayant entouré deux épisodes : la manifestation écologiste contre les mégabassines à Saint-Soline et son hallucinante répression, en mars 2023 ; et la prise de parole de la cinéaste Justine Triet contre la réforme des retraites, à Cannes, en mai de la même année, dont il rappelle les commentaires orduriers qu’elle a suscités.
Selon la vision désormais admise, le militant est le fâcheux personnage qui « sort de l’excellence, conçue comme pondération et neutralité absolue, pour lamentablement s’aveugler en instrumentalisant son savoir à des fins partisanes inavouables », écrit Faerber.
Toute expression d’une conviction, d’une opinion qui va à l’encontre du consensus établi est perçue comme agressive, déplacée, excessive. Une connaissance me racontait déjà il y a dix ans que son entourage – milieu parisien cultivé – se montrait incommodé et choqué chaque fois qu’elle postait sur Facebook des articles reflétant ses convictions (souvent des dénonciations du racisme et de l’islamophobie), signe que la guerre idéologique menée à ce sujet portait ses fruits.
« Nous sommes dans ce temps noir de l’Après où on devient militant rien qu’en grinçant des dents »
Ce bannissement du militantisme est cohérent avec la nécessité de décourager toute velléité de sortir du piège que je décrivais plus haut. L’étiquette fourre-tout du « wokisme » permet de jeter l’opprobre, pêle-mêle, sur tout ce qui pourrait questionner un tant soit peu l’ordre dominant. Les militant·es cherchent à instaurer un espace réellement démocratique, à défendre les intérêts du plus grand nombre : c’est flagrant à la fois chez les écologistes qui luttent contre les mégabassines – c’est-à-dire contre la confiscation d’un bien commun, l’eau des nappes phréatiques, au service de l’agriculture industrielle – et dans la défense du système de retraite par répartition, pour reprendre les exemples qui ouvrent le livre de Faerber.

Il s’agit donc d’inverser la réalité, de diaboliser les défenseur·euses de l’intérêt général en les présentant comme une menace pour la société : « Le militant est l’ennemi intérieur : telle est, invincible, la conclusion à laquelle la néfaste fable médiatique entend conduire à marche forcée l’opinion publique », observe Faerber. « Comme si celles et ceux qui avertissent du danger formaient le danger même que chacun se devait de redouter. »
Logiquement, plus le piège se referme sur nous et plus les oreilles du pouvoir deviennent chatouilleuses, plus son niveau de tolérance baisse, plus il devient prompt à déceler une intolérable subversion dans les propos les plus timides. La dystopie que nous redoutons est déjà là, estime Faerber : « Nous sommes dans ce temps noir de l’Après où on devient militant rien qu’en grinçant des dents. » Tandis que, en face, la violence verbale des réactionnaires, déguisée en « liberté d’expression », ne connaît plus aucune limite : logorrhées racistes, appels au meurtre, apologies d’un génocide...
Être accusé·e de « militantisme », c’est se retrouver exclu·e du « camp de la Raison » – « qui n’est qu’un cercle de notables », glisse Faerber. On retrouve là la ligne de démarcation créée depuis toujours pour discréditer les dominé·es et tous·tes celles et ceux qui, délibérément ou non, défient l’ordre établi : qu’on pense à la construction du masculin « raisonnable » et du féminin « hystérique ».
Au nom de la « nuance »
Pour mieux asseoir sa prétendue légitimité, pour mieux se présenter comme un recours fiable, rationnel et pondéré, pour donner l’illusion d’un « recul éthique de bon aloi », d’un « magistère de la sagesse », le camp réactionnaire invoque à tout-va la « nuance », présentée comme une « issue heureuse et morale » au militantisme, observe Faerber [6]. Caroline Fourest a ainsi placé sous le signe de la « nuance » son entreprise de torpillage du mouvement #MeToo [7]. Car il s’agit évidemment d’une escroquerie totale, qui n’a rien à voir avec la complexité réelle des choses : le but est simplement de défendre l’ordre établi (en l’occurrence, l’ordre sexiste) contre les attaques qu’il subit.
Sous couvert de « nuance », faire la promotion intensive du livre antiféministe d’une figure soi-disant féministe permet à certains médias d’avoir le beurre et l’argent du beurre, de faire la guerre au féminisme sans assumer leur profond sexisme. L’entourloupe était la même en 2003 lors de la sortie de Fausse route, pamphlet antiféministe d’Elisabeth Badinter déjà déguisé en ouvrage « féministe nuancé ».
Le livre de Faerber saisit parfaitement un air du temps diffus. Si vous êtes agacé·e par des personnes que vous percevez comme trop « militantes », si vous vous sentez agressé·e par des opinions progressistes que vous jugez trop tranchées, trop véhémentes, tant dans votre entourage que dans le débat public, ou si vous êtes vous-même militant·e et que vous avez l’impression de produire cet effet autour de vous (ou les deux à la fois : ce n’est pas forcément exclu), vous êtes sans doute victime de cette atmosphère idéologique. Mieux vaut le savoir.
2) Le moteur de la fascisation en cours, c’est l’islamophobie
Si les autrices que je viens d’évoquer, Fourest et Badinter, peuvent passer pour féministes alors qu’elles sont des réactionnaires virulentes (pour le dire poliment), c’est uniquement parce qu’elles sont islamophobes. Et si cette confusion peut s’imposer, au point qu’il va de soi aux yeux d’une foule de gens – sans même qu’ils le conscientisent, parfois – qu’« islamophobe » et « féministe » sont des synonymes, c’est parce que, martelés depuis vingt-cinq ans, les bobards de l’islamophobie sont devenus des évidences qu’on n’interroge même plus.
En témoignent tous ces mots détournés de leur sens, frelatés, qu’on entend sans cesse, comme « laïcité » (un devoir de neutralité de l’État à l’égard des religions transformé en arme de guerre contre les musulman·es), « communautarisme » (comment rendre des personnes responsables de l’ostracisme qu’elles subissent, en inversant la réalité, ou leur reprocher les stratégies qu’elles peuvent mettre en place pour résister au racisme), « prosélytisme » (mot dégainé dès qu’un·e musulman·e a l’audace de respirer)…
Des millions de Français·es ou d’étranger·es, des personnes infiniment diverses, sont ramené·es à quelques clichés grossiers, survivance du mépris et de l’ignorance coloniales. La méconnaissance et les préjugés produisent un phénomène de compression de la réalité, accréditant l’idée selon laquelle les Arabes et les musulman·es – deux catégories elles-mêmes abusivement confondues – seraient tous·tes les mêmes. Sur les réseaux sociaux, l’extrême droite assume ouvertement cette logique aberrante, et répète en ricanant « Pas d’amalgame » chaque fois qu’un crime est commis par un non-Blanc.
Un racisme tantôt policé, tantôt virulent, assumé – et normalisé
Toutes les formes de racisme sont également graves et condamnables. Mais, à gauche, la volonté – sur laquelle il n’y a pas à revenir – de rester ferme sur ce principe ne devrait pas nous empêcher de distinguer les formes d’embrigadement et d’instrumentalisation des différents racismes dans le processus de fascisation en cours, sous peine de tomber dans le piège tendu par la droite et l’extrême droite.
C’est l’islamophobie qui est le fer de lance de ce processus de fascisation. C’est elle qui est institutionnalisée, accréditée, naturalisée par l’écrasante majorité de la classe politique et par une bonne partie des médias, où règne un racisme tantôt policé, tantôt virulent, assumé – et normalisé.
C’est l’islamophobie qui donne lieu à la fabrication nationale d’un phénomène de bouc émissaire. Les traits qu’on ne veut pas voir dans la part blanche de la société, à commencer par le sexisme et l’antisémitisme, sont reportés sur les musulman·es. Il semble aller de soi pour tout le monde qu’ils sont tous·tes sexistes et antisémites, et qu’ils sont les seul·es à l’être, ou que, en tout cas, ils le sont nettement plus que les autres. (Mais ce phénomène de bouc émissaire fonctionne tous azimuts, de sorte qu’on peut aussi très bien les rendre responsables d’une banale pénurie d’œufs ou d’huile.)
Grâce à ce tour de passe-passe, l’antisémitisme blanc est rendu invisible y compris quand il s’étale en plein jour de la manière la plus éclatante. Quand une personnalité blanche parmi les plus puissantes du monde fait un salut nazi devant la Maison Blanche, par exemple. Ou quand, en France, la bimbeloterie nazie se met à dégringoler de l’armoire dès que la presse a l’idée d’enquêter un peu sur les candidat·es RN aux législatives de l’été 2024. Ou quand, de manière moins spectaculaire, un ministre de l’intérieur – Gérald Darmanin – publie un livre dans lequel il affirme que la politique de Napoléon « s’intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaine de milliers de juifs en France. Certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations ».
Ne pas cautionner le torpillage de la gauche, qui, s’il réussit, précipitera la société dans un chaos violent et nuira à toutes les minorités, juif·ves compris·es
La vigilance sur l’antisémitisme ne doit pas se relâcher. Parce que nous savons bien qu’il existe encore dans toute la société. Et parce que la revendication du judaïsme par Israël, afin d’en faire un bouclier pour son entreprise exterminatrice, favorise les amalgames : elle expose les juif·ves à des actes de violence inspirés par la colère immense que suscitent un génocide et l’impunité sans fin dont il semble jouir. Mais l’antisémitisme n’est pas aujourd’hui une politique d’État, et ses « thèses » ne sont pas une évidence dans la plupart des esprits censément éclairés de France et de Navarre, comme c’est le cas pour l’islamophobie.
Et, sans être parfaite sur ce sujet – en étant même parfois d’une désinvolture désespérante –, la gauche, que ses adversaires bombardent d’accusations d’antisémitisme pour la discréditer, ne porte pas un projet antisémite ; elle porte même le projet inverse. Il faut être complètement pervers·e pour voir de l’antisémitisme dans sa défense du droit des Palestinien·nes à vivre. Le projet antisémite, c’est l’extrême droite qui le porte, même si elle tente aujourd’hui de le dissimuler par stratégie. (Qu’on doive rappeler de telles évidences en dit long sur la panade dans laquelle nous nous trouvons.)
Il faut relever ces imperfections de la gauche. Mais sans cautionner la stratégie infamante d’une bonne partie de la classe politique et médiatique à son égard [8] – stratégie qui, si elle réussit, portera au pouvoir l’extrême droite, précipitera la société dans un chaos violent et nuira à toutes les minorités, juif·ves compris·es. Sans perdre de vue le rôle central de l’islamophobie dans la fascisation actuelle de l’Occident. Or le risque est grand de ne même plus voir l’islamophobie (sauf si on la subit, évidemment...), parce qu’on en est soi-même imprégné·e, si peu que ce soit – ce qui, franchement, ne serait pas étonnant, vu l’intensité et l’ancienneté du matraquage.
L’anticléricalisme se marie très bien avec le vieux complexe de supériorité colonial, de même qu’il s’est longtemps très bien marié avec la misogynie
Ce combat devrait enfin être pris au sérieux par toutes les personnes qui ne veulent pas voir l’extrême droite au pouvoir. Il est désespérant, quand on relaie une information sur une discrimination islamophobe, de s’entendre encore répondre, par des gens qui se considèrent comme progressistes, des formules affligeantes du genre « Ni Dieu ni maître », « religion opium du peuple », etc. Visiblement l’anticléricalisme se marie très bien avec le vieux complexe de supériorité colonial, de même qu’il s’est longtemps très bien marié avec la misogynie (les femmes à qui on refusait le droit de vote parce que ces idiotes allaient forcément voter comme leur curé leur dirait de le faire).
On pouvait penser que ces gens ouvriraient enfin les yeux face à un meurtre raciste. Mais non. Après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, le 25 avril, j’ai partagé sur Facebook un entretien avec Abdallah Zekri, recteur de la mosquée Sud-Nîmes et vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Dans les commentaires, quelqu’un a réagi en citant un extrait d’Imagine de John Lennon : « And no religion too… » (Donc : « Imagine un monde sans religion ».) De même, sur BlueSky, quelqu’un me suggère : « Peut-être faudrait-il tout “simplement” [sic] abolir les religions ? Ça ne rend ni heureux, ni intelligent, ni conscient des enjeux majeurs. » (Apparemment le gars pense qu’il s’y connaît en « intelligence » et en « conscience des enjeux majeurs ».)
Franchement, c’est insupportable. C’est du victim blaming. C’est du nombrilisme borné et lâche déguisé en progressisme. Essayez seulement d’imaginer ce que vous penseriez de personnes qui auraient réagi en ces termes dans les années 1930, face à l’exacerbation de l’antisémitisme : oui. Voilà. Grandissez un peu, soyez à la hauteur. On n’a plus le temps pour autant de bêtise.
Je remets ici un extrait d’un texte que j’avais écrit en 2013 (et que j’aurais bien ressorti tel quel, si les piques contre Charlie Hebdo ne me faisaient pas rétrospectivement mal au cœur) :
« Inutile de faire remarquer au religiophobe qu’il vit dans un pays où on devrait se rappeler à quoi peut mener la stigmatisation d’individus sur des bases ethnico-religieuses, et de lui suggérer que la possibilité de se trouver à nouveau dans un processus de constitution d’un bouc émissaire à l’échelle nationale et internationale pourrait peut-être mériter cinq minutes de réflexion sur ce qu’il dit et la façon dont il le dit : non, il ne veut pas réfléchir à ce qu’il dit. Car ce danger est tout à fait dérisoire par rapport à la défense de son droit à CRITIQUER LES RELIGIONS. Et puis, il estime que c’est ridicule, ces points Godwin permanents. Quoi ? On retrouve des têtes de porc dans des mosquées, une tête de sanglier dans une poussette ? Des enfants subissent des brimades à la cantine ? Des croix gammées sont taguées sur la façade des salles de prière ? Des gens se font insulter et tabasser ? Bon, peut-être, mais ce sont des gens qui n’existent que dans un recoin extrêmement reculé de sa conscience. Tellement reculé qu’ils existent à peine, en fait ; et donc, ce qui leur arrive ne saurait être très grave. D’ailleurs, pour ce qu’il entrevoit d’eux, ce ne sont pas des gens tout à fait nets, il faut bien le dire. Ils sont religieux, c’est-à-dire qu’ils entraînent la patrie des Lumières vers les gouffres d’irrationalité dont elle a eu tant de peine à s’extraire : il ne manquerait plus qu’on se fatigue à les défendre. »
C’est bien l’intégrisme catholique qui était en embuscade depuis le début derrière le faux nez d’une pseudo-laïcité
Ces réflexes pavloviens à base d’« opium du peuple » sont d’autant plus exaspérants que les laïcard·es anarchistes ou « de gauche » (autant « de gauche » que je suis reine d’Angleterre), qui, avec leur finesse légendaire, ont abondamment traité les personnes dénonçant l’islamophobie d’« idiot·es utiles des islamistes » ces vingt-cinq dernières années, ne voient même pas qu’eux-mêmes ont été les idiot·es utiles des catholiques intégristes (Bolloré et Stérin en tête). C’est aussi clair en France [9] qu’aux États-Unis : la stigmatisation des musulman·es a fait le lit de l’extrême droite, et, avec elle, du fondamentalisme chrétien.
C’est bien ce dernier qui était en embuscade depuis le début derrière le faux nez d’une pseudo-laïcité. Celles et ceux qui semblent vouloir à tout prix s’accrocher à leurs schémas de pensée paresseux et qui refusent de s’élever clairement contre l’islamophobie se tirent aussi une balle dans le pied, à moins bien sûr qu’ils soient enthousiastes à l’idée de vivre dans une société bigote et autoritaire.
Insupportable aussi d’entendre dire que l’interdiction du voile dans un nombre croissant d’espaces, ou la perte du contrat d’un lycée privé musulman avec l’État, seraient de bonnes choses, seraient « toujours ça de pris », au nom du féminisme / de la défense de l’école publique. NON. Il ne peut rien sortir de bon de décisions motivées par l’islamophobie.
Il n’existe aucune formule magique qui permet de transformer du racisme en féminisme. Il est indigne de prendre pour argent comptant un « féminisme » qui n’est qu’un prétexte. C’est du fémonationalisme, un sport national depuis la mise sur orbite médiatique de la coquille vide « Ni putes ni soumises », il y a vingt-deux ans [10]. L’interdiction du voile relève d’un interventionnisme paternaliste et stigmatisant qui ne ciblera jamais l’ensemble des femmes (personne n’a jamais proposé d’interdire les talons hauts, que je sache – et heureusement, d’ailleurs). Revoyez vos préjugés condescendants sur les femmes qui portent le foulard. Fichez-leur la paix. Dénoncez les discriminations, les injustices et le « deux poids, deux mesures » [11].
Il faut rappeler que, historiquement, l’accusation de sexisme a aussi été mobilisée dans le discours antisémite institutionnel. L’abbé Grégoire, dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, en 1788, y consacrait plusieurs pages. Il écrivait : « Un autre obstacle à leur réforme [leur intégration], c’est le peu d’estime qu’ils [les juifs] ont toujours eu pour les personnes du sexe [les femmes]. » Il ajoutait : « La considération pour les personnes du sexe est la mesure du progrès d’une nation dans la vie sociale », et citait la prière que les hommes juifs prononcent pour bénir Dieu qui ne les a pas faits femmes [12].
Les religions sont sexistes dans la mesure où les hommes le sont ; pas l’inverse
Bien sûr que l’intégrisme musulman existe, comme l’intégrisme chrétien ou juif. Mais on peut être ferme face aux manifestations d’intégrisme sans tomber dans les fantasmes paranoïaques d’invasion ou de submersion (comme le dit le chercheur Hamza Esmili, « l’islamophobie est une théorie du complot [13] » – comme l’antisémitisme, d’ailleurs). Et, là encore, comme chez les chrétien·nes et les juif·ves, l’intégrisme ne dit rien sur « les musulman·es » en général. Il existe de multiples interprétations d’une religion, chaque fidèle y adhère d’une manière qui lui est propre, de sorte qu’il existe aussi des musulman·es – ou des chrétien·nes, ou des juif·ves – pratiquant·es qui sont ouvert·es et progressistes, et aussi peu sexistes qu’on peut l’être dans cette société. De même, il existe des athées qui sont violemment misogynes et oppressifs.
La haine des femmes peut s’exprimer avec une force maximale en l’absence de tout arrière-plan religieux. Le sexisme et la misogynie existent indépendamment des religions, même si celles-ci peuvent les théoriser. Les religions sont sexistes dans la mesure où les hommes le sont ; pas l’inverse. Attention aussi au biais qui amène à n’identifier ou à ne suspecter le sexisme que lorsqu’il s’exprime sous une forme culturelle codée comme « étrangère », et à le sous-estimer, ou même à ne pas le voir, quand il s’exprime sous des traits culturels familiers.
Islamophobie, Palestine : les mêmes signaux de complaisance envoyés derrière les molles condamnations formelles
Les islamophobes prétendent parfois que « l’islamophobie ne tue pas ». C’est évidemment grotesque (et odieux ; on verra si on l’entend un peu moins après le meurtre d’Aboubakar Cissé). Elle tue des gens qui, avec leur concours actif, ont été si bien déshumanisés que leurs vies sont considérées comme insignifiantes. Elle tue des gens dont ils se moquent [14].
D’ores et déjà, d’ailleurs, le meurtre d’Aboubakar Cissé donne lieu aux mêmes esquives, aux mêmes contorsions politiques et médiatiques que celles observées depuis un an et demi au sujet des horreurs sans limite infligées aux Palestinien·nes. Ce sont les mêmes signaux de complaisance envoyés derrière les molles condamnations formelles.
Ici, en France, l’islamophobie s’assume de manière de plus en plus ouverte – en témoigne cette intention de la ministre de l’éducation de faire appel de la décision du tribunal administratif de Lille rétablissant le contrat d’association avec l’État du lycée musulman Averroès. Et, de plus en plus, la complicité avec ce qui se passe là-bas, avec la destruction de la Palestine, loin d’être révoquée ou dénoncée, est elle aussi assumée et même revendiquée. La répression visant les personnes qui se révoltent contre les crimes israéliens – y compris en France – ne dit pas autre chose.
3) Palestine, l’erreur d’aiguillage moral
Présenté comme une fidélité à la mémoire de la Shoah alors qu’il en est la trahison absolue, le soutien à l’apartheid israélien restera comme le levier qui aura permis aux sociétés européennes et américaine d’embrasser à nouveau le pire en toute bonne conscience.
Il était impossible de créer un État exclusivement juif sur une terre où vivaient déjà des musulman·es et des chrétien·nes sans que ces populations déjà présentes deviennent des gêneuses. Et donc, sans qu’elles soient opprimées, régulièrement massacrées, puis, comme on le voit depuis un an et demi, liquidées (l’idée semblant être de les exterminer autant que possible, puis d’expulser les survivant·es). Diabolisation, déshumanisation : s’il est absurde de comparer des crimes historiques terme à terme, ce sont bien les mêmes mécanismes qui ont permis la Shoah [15], et c’est à ces mécanismes que nous devrions réagir ; c’est cela qui devrait éveiller notre vigilance. Quand vous êtes témoin des stratagèmes rhétoriques utilisés pour rendre acceptable le sort fait aux Palestinien·nes, soyez assuré·es que, dans leur grande majorité, nos grands-parents ou arrière-grands-parents européen·nes d’ascendance chrétienne trouvaient tout aussi sensées les raisons qu’on avançait à leur époque pour arrêter, déporter et tuer les juif·ves d’Europe.
Samuel Zygelbojm, mai 1943 : « La responsabilité du crime d’extermination totale des populations juives de Pologne (...) pèse indirectement sur l’humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n’ont, jusqu’ici, entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime »
L’indifférence au crime est absolument la même. Le 22 avril dernier, pour commémorer le soulèvement du ghetto de Varsovie, le collectif Tsedek a publié un extrait de la dernière lettre de Samuel Zygelbojm, élu au conseil municipal de Varsovie et dirigeant du Bund en exil, peu avant son suicide dans les dernières heures de l’insurrection du ghetto de Varsovie en mai 1943.
Zygelbojm écrivait : « La responsabilité du crime d’extermination totale des populations juives de Pologne incombe en premier lieu aux fauteurs du massacre, mais elle pèse indirectement sur l’humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n’ont, jusqu’ici, entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime (...). Par ma mort, je voudrais, pour la dernière fois, protester contre la passivité d’un monde qui assiste à l’extermination du peuple juif et l’admet. (…) En regardant passivement ce meurtre de millions de personnes sans défense – des enfants torturés, des femmes et des hommes –, ils sont devenus les complices de cette responsabilité. » Tsedek rappelle que treize mille juif·ves furent tué-es par les Allemands dans le cadre de la liquidation du ghetto, et près de soixante mille déporté·s vers les centres de mise à mort.
La défense jusqu’au-boutiste d’Israël accélère « l’orwellisation du débat public »
Défendre le fort plutôt que le faible, l’occupant plutôt que l’occupé, et, désormais, le génocidaire plutôt que le génocidé, comme le font la quasi-totalité des gouvernements occidentaux (le soutien à Israël étant évidemment lié à des intérêts géopolitiques et économiques, à des affinités idéologiques, etc.), c’est mettre le monde à l’envers. Pour désigner ce « monde à l’envers », la condamnation dont ils font l’objet depuis toujours alors qu’ils sont structurellement victimes, les Palestinien·nes utilisent parfois l’image d’un de leurs plats, la maqlouba, qui doit être retourné au terme de la cuisson.

Cette erreur d’aiguillage moral est commise par certain·es de manière cynique, et par d’autres en toute bonne foi. Mais le choix de soutenir l’oppresseur plutôt que l’opprimé devient de plus en plus difficile à maintenir au fur et à mesure que la monstruosité de ce qu’Israël inflige aux Palestinien·nes devient plus difficile à dissimuler. En fait, la couverture du crime craque de partout. Il exige donc une répression de plus en plus forte, dont Mahmoud Khalil et les autres étudiant·es pro-palestinien·nes jeté·es dans les geôles de Louisiane par la police de Trump font les frais de manière spectaculaire.

En interdisant de nommer et de condamner ce que nous avons sous les yeux – l’étouffement et la boucherie quotidienne d’un peuple, la destruction d’une terre et d’une société –, en imputant la « haine » non à celles et ceux qui commettent un génocide, mais à celles et ceux qui le dénoncent [16], la défense jusqu’au-boutiste d’Israël accélère l’orwellisation de notre monde.
Que ce soit dans un, dix ou cent ans, il faudra bien un jour remettre le monde à l’endroit
Cette répression n’aura jamais raison. (Et c’est probablement ce qui la rend aussi dangereuse, car cela l’oblige à la fuite en avant.) Il est tout simplement impossible que le racisme, le colonialisme et l’extermination deviennent un jour vertueux. Et c’est valable y compris si on récuse le terme « génocide » : comme le disait l’écrivain gazaoui Mosab Abu Toha sur Facebook le 27 avril (juste avant que son compte soit suspendu), « arrêtez le génocide. Et si ce mot ne vous convient pas, très bien, alors arrêtez cette chose que vous refusez d’appeler un génocide ». Quel que soit le nom que l’on donne à l’abomination qui se déroule en Palestine, rien ne pourra jamais la justifier. Il faudra bien le reconnaître un jour. Que ce soit dans un, dix ou cent ans, il faudra bien un jour remettre le monde à l’endroit.
Les pays occidentaux soutiennent la partie qui incarne leurs pires aspects, leurs pires démons, et cela les oblige à assumer une immoralité qui, un jour, finira bien par devenir intenable. Ou alors, cela voudra dire que l’Occident a définitivement sombré dans la barbarie ; ce sera « la fin de notre espèce », répète carrément le journaliste britannique Owen Jones – sur la brèche depuis un an et demi pour la Palestine – en conclusion de plusieurs de ses vidéos. La seule question, c’est combien d’horreurs il faudra encore, et quelle quantité de répression violente de celles et ceux qui les dénoncent.
« C’est bien triste ce qui se passe en Palestine, mais il y a aussi des problèmes ici », me disait quelqu’un sur Facebook. Mais la Palestine n’est pas (seulement) une réalité éloignée. Parce que ce génocide est commis avec la complicité active ou passive de notre gouvernement et de nos médias ; mais aussi parce qu’il est utilisé pour attaquer encore davantage les libertés et l’État de droit ici. Le soutien à Israël – État dont on nous martèle ad nauseam le caractère prétendument « démocratique » – et la répression folle qu’il implique ont accru un grand coup l’atmosphère crépusculaire qui avait depuis longtemps commencé à tomber sur notre démocratie. Et les justifications, ouvertes ou insidieuses, de la sauvagerie déployée là-bas menacent d’ensauvager notre propre réalité.
Wafa Abdel Rahman : « Si une action criminelle reste impunie, cela s’appliquera au reste du monde »
Récemment interrogée par Mediapart, Wafa Abdel Rahman, activiste et directrice de l’ONG féministe Filastiniyat, déclarait : « Ce qui se déroule à Gaza ne concerne pas seulement les Gazaouis et les Palestiniens, mais aussi vous, le monde occidental. (…) Si les criminels gagnent à Gaza, ils gagneront en France. Ils ont déjà gagné aux États-Unis. Il vous faudra alors dire adieu aux droits humains, aux droits des LGBTQ, à tous les droits pour lesquels nous avons travaillé et lutté. Vous serez attaqués et réprimés. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas parler de la Palestine et du génocide, mais demain, vous ne pourrez pas parler de la corruption de votre gouvernement. Vous ne pourrez pas parler du démantèlement du système de santé s’il se produit à un moment donné. Ce que le monde doit comprendre, c’est que si une action criminelle reste impunie, cela s’appliquera au reste du monde. Il suffit de créer un précédent pour que cela devienne la norme [17]. »

En outre, ce que l’armée israélienne fait à Gaza, ce n’est pas seulement affamer et déchiqueter des gens, détruire toutes leurs structures de santé (et tuer le personnel médical), les priver de tous les biens élémentaires, les torturer physiquement et psychologiquement en les déplaçant sans cesse, en les bombardant y compris dans de prétendues « zones sûres », etc. C’est aussi détruire leurs lieux de vie, les raser, les transformer en tas de décombres (et bombarder jusqu’aux bulldozers qui permettent de déblayer ces décombres), effacer leur caractère et leur identité, les rendre invivables. Avec le projet – bien résumé par l’atroce clip diffusé par Trump – d’en faire une pure ressource valorisable, que ce soit en termes de promotion immobilière ou d’exploitation du gaz offshore. Une « valorisation » dont les colonies israéliennes en Cisjordanie, défigurant le paysage avec leur architecture carrée et standardisée [18], donnent déjà une bonne idée.
Analysant ce « mélange de génocide et d’écocide », Vijay Kolinjivadi et Asmaa Ashraf parlent de Gaza comme d’une « zone de sacrifice » : un terme emprunté à la critique de l’extractivisme [19] qui désigne les territoires ravagés par l’industrie minière, au mépris des populations qui y vivent, de leur santé, de leurs liens avec le lieu. Bien que les situations ne soient évidemment pas entièrement comparables, ils voient dans la destruction de la Palestine (la Cisjordanie étant en voie de subir le même sort) la préfiguration d’opérations qui risquent de se multiplier avec l’aggravation de la catastrophe climatique.
Ils écrivent : « L’avenir pourrait bien voir de nouveaux exemples d’un tel anéantissement du tissu social et écologique des lieux, dans un ultime effort pour continuer à extraire du profit et éliminer les “populations excédentaires” – mais avec moins de prétentions éclairées à la morale, au respect des droits humains et aux solutions “gagnant-gagnant”. Ces actes d’anéantissement seront plutôt présentés comme des situations où des vainqueurs “civilisés” triomphent de “méchants” barbares (selon les termes de l’ancien candidat démocrate à la vice-présidence des États-Unis, Tim Walz) – déshumanisant des populations innocentes dont le sacrifice sera jugé nécessaire au maintien d’un ordre mondial agonisant et totalement catastrophique [20]. »

Roaa Shamallakh : « L’endroit même qui abritait mon histoire et mon identité est perdu, enseveli sous des couches de décombres »
Ce ne sont pas seulement des familles entières, avec leurs histoires, leurs espoirs, qui sont rayées de la surface de la Terre à Gaza : ce sont aussi des lieux, avec leurs écosystèmes, leur patrimoine culturel, leurs singularités, tout ce qui les rend uniques, hospitaliers, attachants et accueillants, la trace qu’ils portent d’un façonnage humain, d’une culture, d’une histoire. En janvier, l’autrice gazaouie Roaa Shamallakh (réfugiée en Égypte) en témoignait dans un article :
« Aujourd’hui, l’endroit même qui abritait mon histoire et mon identité est perdu, enseveli sous des couches de décombres et sous un contrôle militaire froid et indifférent. Les arbres qui nous protégeaient autrefois du soleil d’été sont désormais écrasés et leurs racines sont coupées. Ma chambre, où le soleil couchant peignait les murs de teintes dorées, n’existe plus. Il ne s’agit pas seulement de la destruction d’un lieu ; c’est la destruction de la mémoire, du foyer, de la famille et de l’histoire.
Cet effacement n’est pas une simple conséquence de la guerre ; c’est un effort calculé pour trancher les liens entre les gens et leur terre, pour nous dépouiller de notre identité, afin que nous devenions des victimes sans visage et sans nom [21]. »
De même, dans une interview à Democracy Now (ci-dessous), l’autrice palestinienne-américaine Sarah Aziza raconte le moment où son père, alors adolescent, est revenu à Gaza durant après des années d’exil en Arabie saoudite : « Il vivait déjà dans un environnement arabophone, mais quand il a entendu à nouveau le dialecte gazaoui, quand il a senti l’odeur de la mer… Son corps s’est souvenu de l’expérience de la mer d’une manière dont il ne savait peut-être même pas qu’il la portait en lui. Il m’a décrit la vivacité de ses sensations, de ce sentiment de familiarité : “Je suis avec les miens.” Il avait envie de courir vers tous les gens qui l’entouraient, de leur prendre la main et de leur dire : “Je suis l’un d’entre vous.” »
C’est aussi cela qui est en jeu en Palestine : le droit de vivre en paix dans ce monde, sur sa terre, y compris quand on n’est pas du bon côté de la barrière impériale.
« La nuit tombe, écrit encore Johan Faerber. Elle grandit mais il faut militer, c’est-à-dire envers et contre tout trouver sous les gravats meubles le seul et unique synonyme possible qui, finalement, se donne pour le verbe “militer”, celui qui, enfin, le préservera de toute saleté : continuer. »