« Pour les quinze ans de sa fille, Younès avait annoncé à l’hôpital qu’il suspendait ses activités pour six mois. Ça n’avait pas posé problème : la pénurie de soignant-es était depuis longtemps terminée. Avec la mise en place de la semaine de trois jours et la revalorisation des salaires offerts aux métiers essentiels, le secteur du soin était devenu attractif et Younès avait pu être remplacé ; et puis, les fonctions syndicales qu’il avait occupées dans sa jeunesse lui avaient permis de cumuler tellement de points de temps libre qu’il aurait pu partir trois ans s’il l’avait voulu. Ainsi, après plusieurs mois de préparation ayant surtout consisté à rafistoler du matériel de seconde main (tente, sacs de couchage, matelas et vêtements légers), père et fille avaient quitté Nantes à vélo et rejoint Kiev en quelques semaines. »
Après un premier volume sur le même modèle l’année dernière, les éditions La Mer Salée ont demandé à des auteurs-ices d’imaginer comment, dans vingt ans, le monde pourrait avoir changé pour le meilleur, et publient le résultat sous le titre « Les Utopiennes – Bienvenue en 2044 ». Parmi les textes qui m’ont le plus touchée, celui de Camille Teste, intitulé « Le Temps libéré », dont est extrait le paragraphe ci-dessus [1]. J’ai failli fondre en larmes en le lisant, ce qui est sans doute un bon indice de mon niveau de désespoir politique.
« L’espoir radical est un ingrédient fragile ; souvenez-vous, nos imaginaires projettent, autorisent, créent la réalité : ils alimentent notre sentiment d’impuissance, nos peurs, ou bien nourrissent notre joie et notre détermination »
L’éditorial de la revue propose une ligne de conduite qui me paraît d’une justesse absolue, même si je ne me sens pas du tout capable de l’adopter (un jour, peut-être, la sagesse viendra) : « Gardez-vous d’alimenter les pires scénarios même si c’est pour les dénoncer ; pas une once de publicité. Préservez votre lumière. L’espoir radical est un ingrédient fragile ; souvenez-vous, nos imaginaires projettent, autorisent, créent la réalité : ils alimentent notre sentiment d’impuissance, nos peurs, ou bien nourrissent notre joie et notre détermination. Si difficile que soit notre époque, ne lâchez rien : réjouissez-vous. »
En fin de volume, un manifeste intitulé « Avis de mobilisation générale – Rejoignez le camp de l’espoir radical » enfonce le clou : « Affronter l’obscurité, en parler, la fait gonfler, l’impose comme l’imaginaire référent, jetant son ombre sur les autres. Alors, lumiluttons, défendons l’option lumineuse, avec la même vigueur, la même légitimité qui anime nos indignations. »
Que s’est-il passé entre 2024 et 2044 ? Dans son texte, Camille Teste ne dit à aucun moment comment ce monde pacifié qu’elle décrit est devenu réalité ; et, à vrai dire, peu importe : on prend. La contribution de Juliette Quef, intitulée « Chora, là où naît l’information libre », imagine qu’une révolution s’est produite à la suite d’un soulèvement des cols blancs, « gangrenés par la perte de sens, l’écoanxiété et l’accélération du monde » – une hypothèse intéressante.
Mais je l’avoue : avec la catastrophe mondiale que représente la seconde élection de Donald Trump aux États-Unis mardi dernier [2], j’ai encore plus de mal à imaginer qu’un changement de société puisse advenir – s’il doit advenir – autrement que sur les ruines d’un monde capitaliste qui sera allé au bout de sa logique, jusqu’à la combustion, avec toute la violence que cela implique ; autrement que par cet « effondrement », lent ou rapide, qui suscite tant de fantasmes depuis quelques années. Il faut à tout prix continuer à travailler à un avenir qui verrait la fin de la malédiction capitaliste et suprémaciste en nous épargnant une déflagration générale, mais il devient vraiment difficile de ne pas lorgner du côté des scénarios les plus sombres.
Plusieurs séries télévisées récentes ont mis en scène cet effondrement qui nous hante, à commencer par celle de Canal Plus qui porte précisément ce titre. Je pense aussi à Revolution (2012), moins connue en France, efficace quoique un rien kitsch et bourrine. Mais celle qui m’a touchée au cœur, c’est Station Eleven.
Je l’ai vue à sa sortie, en 2021, et elle m’a impressionnée au point d’éclipser dans mon esprit le roman de l’autrice canadienne Emily St. John Mandel dont elle est tirée, et que j’avais pourtant adoré. Je l’aime encore plus après l’avoir regardée une nouvelle fois, ces dernières semaines, en compagnie de quelqu’un à qui j’avais envie de la montrer (et à qui cet article est dédié). Cette fois, elle m’est clairement apparue comme un chef-d’œuvre. S’il fallait lister les séries qu’on aime pour des raisons sans doute très personnelles, en dehors des grands classiques dont tout le monde, ou presque, reconnaît le génie (The Wire, Mad Men, etc.), Station Eleven trônerait au sommet de mon panthéon, à égalité avec The Marvelous Mrs. Maisel. Dans Numerama, Marcus Dupont-Besnard parlait d’ailleurs de cette adaptation comme d’un « joyau d’une beauté saisissante à tout point de vue », et estimait qu’elle n’avait « pas eu la mise en avant qu’elle méritait » [3].
« Station Eleven est un radeau de sauvetage »
La série met en scène un monde où, en deux semaines, une pandémie de grippe foudroyante tue 99% de l’humanité. Elle fait des allers-retours constants entre l’avant – les jours qui ont précédé ou suivi la catastrophe – et l’après – le monde dans lequel les survivant-es ont recréé un semblant de société, vingt ans plus tard. Tout au long de ses dix épisodes, elle orchestre un ballet de personnages complexes, inoubliables, qui échappent à tous les stéréotypes. Certains succomberont à la grippe, tandis que d’autres s’en sortiront et seront amenés à se recroiser, habités par le souvenir de leurs morts – qu’ils ont parfois en commun.
Entre la dystopie et l’utopie, Station Eleven ne choisit pas. La série est terrifiante à beaucoup d’égards, mais elle n’est jamais désespérante ; parce que, ici, il y a un après. Un après qui n’est ni idéal ni cauchemardesque. Il est, simplement, avec ses beautés autant qu’avec ses aspects sombres. La vie se réorganise, cahin-caha, dans les ruines de la civilisation capitaliste : un aéroport perdu au milieu de nulle part devient le lieu de résidence définitif de passager-ères qui y étaient en transit ; une grande surface est transformée en maternité...
« Tout n’est pas rose dans ce futur de bric et de broc, écrivait le critique de Télérama Pierre Langlais en 2022. Il y a des menaces, des peurs, le souvenir traumatique de la pandémie ; mais Station Eleven cherche la lumière, le côté “positif” de ces lendemains de tragédie. » Il concluait : « Faut-il vraiment s’infliger Station Eleven en plein Covid ? Plus que jamais, oui ! » [4] Et Marcus Dupont-Besnard confirmait : « Dystopique ? Déprimant ? Station Eleven n’est certes pas un bonbon feel good, mais elle ne répond en rien à de tels qualificatifs démoralisants. Tout au contraire, Station Eleven est un radeau de sauvetage. »
Les survivant-es de la grippe sont évidemment changé-es à jamais ; elles et ils deviennent autres, et l’un des mérites de la série comme du roman est de montrer l’amplitude inouïe que peut prendre une destinée humaine, les ressources que nous sommes capables de mobiliser, au point de faire tenir plusieurs vies en une. La façon dont passé et présent résonnent, se répondent, se juxtaposent, s’entremêlent plus qu’ils ne se succèdent, tant dans la biographie intime d’une personne que dans les relations qu’elle entretient avec d’autres, est ici magnifiquement rendue.
Comme si l’imaginaire dans lequel baignent les êtres humains les engloutissait, les englobait entièrement
Âgée de huit ans lorsque la pandémie éclate, Kirsten Raymonde (interprétée par deux incroyables actrices, Matilda Lawler et Mackenzie Davis), devenue une jeune femme, rejoint la Symphonie itinérante, une caravane d’acteurs qui joue Shakespeare en se déplaçant en cercle (ce que ses membres appellent « la roue ») dans la région du lac Michigan.
Sans rien éluder des difficultés matérielles que rencontrent les survivant-es, ni de la violence qui éclate inévitablement entre eux, Station Eleven se distingue aussi des autres scénarios post-apocalyptiques par la place essentielle que l’imaginaire conserve pour ses protagonistes. Emily St. John Mandel dit avoir pensé, en écrivant son roman, à ces mots entendus dans Star Trek – Voyager : « Parce que survivre ne suffit pas [5]. » Ainsi, la série s’ouvre sur une représentation du Roi Lear dans le monde d’avant, dans un théâtre de Chicago, et se clôt sur une (extraordinaire) représentation de Hamlet dans le monde d’après.
Une bande dessinée éditée à compte d’autrice, à quelques exemplaires seulement, quelques jours avant l’arrivée de la grippe, devient une sorte d’évangile dans le monde d’après, suscitant chez ses lecteurs-ices une fascination qui peut aller, chez certain-es, jusqu’à une forme d’intégrisme. Elle est signée d’une femme nommée Miranda Carroll (Danielle Deadwyler), qui y a travaillé fiévreusement durant des années, et ce très beau personnage – double d’Emily St. John Mandel elle-même – illustre bien la portée que peut avoir une œuvre d’art lorsqu’elle procède d’une nécessité viscérale. (L’évangile du nouveau monde est donc l’œuvre d’une femme noire, même si la série est bien trop fine – contrairement à moi – pour insister lourdement sur ce symbole.)
Cette bande dessinée s’intitule… Station Eleven. Il n’est pas innocent que le titre du roman comme de la série soit celui d’une fiction qui circule parmi ses personnages. Comme si l’imaginaire dans lequel baignent les êtres humains les engloutissait, les englobait entièrement ; comme s’il était plus vrai, plus décisif que leur réalité même. Un écho aux mots célèbres de Shakespeare dans La Tempête : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les songes, et nos petites vies sont cernées de sommeil. »
Ces deux caractéristiques de l’existence des survivant-es – un quotidien haletant, dangereux, où les dures nécessités de la subsistance occupent une place conséquente ; et, en même temps, une capacité intacte à se livrer à la rêverie – se retrouvent dans la structure même de la série. Station Eleven est une production pleine de suspense et de surprises, brillamment scénarisée. Mais, avec ses images ensorcelantes et ses dialogues ciselés, elle peut aussi apparaître comme un très long poème, tant visuel que littéraire (il faut d’ailleurs absolument la voir en version originale pour ne rien perdre de la sublime déclamation des acteurs-ices). À ce titre, de même qu’on peut vouloir lire et relire de la poésie juste pour le plaisir de l’enchantement, pour les effets qu’elle produit sur notre système, cette série me semble pouvoir supporter des visionnages infinis.