La méridienne

Le blog de Mona Chollet

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28 juillet 2016

Nostalgie de la magie

À propos de « Comme par magie » d’Elizabeth Gilbert et d’« Écriture » de Stephen King

Le bureau de Jean-Philippe Toussaint photographié par Benoît Galibert, Bruxelles, 2015.

« Jean-Philippe Toussaint dit que les périodes où on n’écrit pas sont aussi importantes pour l’écriture que celles où on écrit. » Benoît Galibert m’a glissé ces mots quand il est venu photographier mon bureau pour son projet « Au lieu d’écrire ». Travaillant sur l’espace intérieur, forcément, il était tombé sur Chez soi. J’ai eu quelques scrupules à accepter sa proposition, parce qu’il ne se passe pas grand-chose d’intéressant à ce bureau ces temps-ci. Sur la photo qu’il m’a envoyée, on peut voir dépasser d’une pile de papiers le catalogue d’une célèbre marque de vêtements : le big bang créatif dans toute sa gloire.

Je suis toujours dans cet état de latence qui sépare la parution d’un livre de la naissance d’un nouveau projet. D’un côté, ne pas écrire de livre laisse de la place pour tout le reste de la vie, ce qui n’est pas rien. Cela permet aussi d’exercer sa curiosité d’une façon gratuite, instinctive, un peu distraite, voire erratique ou paresseuse, au lieu de la canaliser dans une seule direction. Il y a quelque chose de reposant à ne pas ressentir cette sorte de tension, de démangeaison qui ne vous lâche pas tant que vous n’avez pas mené un projet à son terme. Parce que, une fois identifié le désir d’écrire sur un sujet, ce travail devient la chose la plus importante du monde à mes yeux. Je dévore tous les ouvrages qui me semblent pouvoir le nourrir à un rythme qui, rétrospectivement, me paraîtra effarant. C’est un état à la fois exaltant et épuisant. Le livre en cours crée autour de vous une bulle de bonheur et d’énergie qui vous rend inaccessible, ou presque, à toutes les horreurs dont le monde actuel se montre exceptionnellement peu avare. Mais il vous désocialise, vous obsède, vous abrutit, vous exténue. Une fois mon manuscrit rendu, je me rappelle avoir rangé la documentation qui m’avait servi pour Chez soi avec un mélange de tristesse et de soulagement. Il y avait à la fois le regret de l’état de grâce dont je sortais et la conscience que je faisais de la place pour autre chose.

Je tâtonne en attendant l’illumination (« Je sais ! Je veux écrire sur la culture des patates ! »). Différentes pistes se présentent. Je les suis, au cas où elles mèneraient quelque part, mais, la plupart du temps, je les abandonne assez vite. Parfois, j’y crois sincèrement. C’est la période où mon entourage me traite avec la diplomatie et la patience gentille qu’on témoigne aux grands mythomanes (« La culture des patates ? Mais oui, pourquoi pas ? Oh, tu as déjà écrit quatre pages et demie ? C’est très impressionnant, Mona »). Alors je lis des livres sur l’écriture, comme je feuilletterais des guides de voyage sur un pays que j’aurais adoré visiter mais où je serais dans l’impossibilité de retourner pour le moment. Un peu par hasard, je suis tombée sur ceux de deux auteurs dont on pourrait croire qu’ils n’ont pas grand-chose en commun, à part peut-être qu’ils appartiennent tous deux à des sous-genres méprisés (quoique à des degrés divers), respectivement le roman à l’eau de rose et le roman d’épouvante : Comme par magie d’Elizabeth Gilbert (2015) et Écriture de Stephen King (2000) [1].

« Votre travail créatif
n’est pas votre enfant ;
ce serait plutôt vous
qui êtes son enfant »

Dans le premier, j’ai trouvé un écho parfait à mes interrogations du moment. Gilbert suggère, en cas de panne d’inspiration, de se fier à la curiosité, plutôt qu’à la passion. La curiosité, dit-elle, ne provoque pas dans votre vie des changements radicaux et spectaculaires comme le fait la passion. Elle vous pousse à vous demander simplement : « Y a-t-il quelque chose qui t’intéresse ? Quoi que ce soit ? Même un tout petit peu ? Même une chose banale, toute petite ? » Une fois que vous avez répondu, elle conseille de « suivre cet indice », de lui « faire confiance » : « Regardez où la curiosité vous mènera ensuite. Puis suivez le prochain indice, puis le prochain... »

Elle-même s’est résolue à se poser cette question lors d’une traversée du désert après l’abandon forcé d’un projet d’écriture qui lui avait tenu très à cœur. « Je continuais d’attendre que la grande idée arrive, et d’annoncer à l’univers que j’étais prête pour qu’elle arrive, mais elle n’arrivait pas. Pas de grand frisson, pas de cheveux qui se hérissent sur ma nuque, pas de papillons dans mon estomac. Pas de miracle. Un peu comme si Saint Paul avait chevauché jusqu’à Damas et qu’il ne s’était rien passé du tout, à part qu’il aurait plu un petit peu. » Quand elle a fini par se demander ce qui l’intéressait, la réponse a été : le jardinage. Elle venait d’acheter une maison dans une petite ville du New Jersey et, pour la première fois, elle avait envie de cultiver son jardin. Elle s’y est mise, sans frénésie particulière. Puis il lui est venu l’envie de se renseigner sur l’histoire et l’origine des plantes qu’elle faisait pousser. De fil en aiguille, elle s’est lancée dans l’écriture de L’Empreinte de toute chose, qui se déroule au XIXe siècle et dont l’héroïne est à la fois une botaniste et une aventurière. Un roman né non pas de la passion mais de la curiosité, et qu’à aucun moment, dit-elle, elle n’a « vu venir ».

Entre un projet et le suivant, il n’y a pas seulement la quête d’un nouveau sujet : il y a aussi la façon dont le livre que vous avez achevé retentit sur votre vie, la modifie. Critiquant l’habitude qu’ont certains de parler de leurs productions comme de leurs « enfants », et montrant tous les problèmes que pose cette comparaison, Elizabeth Gilbert (qui, par ailleurs, assume son non-désir de maternité, ou son désir de non-maternité [2]) a cette belle réflexion : « Votre travail créatif n’est pas votre enfant ; ce serait plutôt vous qui êtes son enfant. Tout ce que j’ai écrit m’a amenée à la vie. Chaque projet m’a mûrie d’une manière différente. Je suis celle que je suis aujourd’hui précisément grâce à ce que j’ai fait et à ce que cela a fait de moi. Ma créativité m’a élevée et a fait de moi une adulte. »

« Tu devrais lire Mange, prie, aime d’Elizabeth Gilbert. Elle vaut beaucoup mieux que son image d’auteure de chick lit. » Je peux remercier mon ami Frédéric Le Van, lecteur insatiable et dépourvu de préjugés, pour m’avoir donné ce conseil il y a quelques années. Après Mange, prie, aime — récit autobiographique effectivement assez éloigné de la grosse production mièvre qu’en a fait son passage à la moulinette hollywoodienne —, j’ai lu Mes alliances, une réflexion iconoclaste sur le mariage qui m’a beaucoup servi pour le chapitre sur la famille dans Chez soi. Doté d’une couverture kitsch au possible, Comme par magie est présenté, y compris par Gilbert elle-même, comme un manuel de self-help, de développement personnel. L’interview de l’auteure dans Elle (19 février 2016) s’intitulait « Dites oui au bonheur ! » et était illustrée par une photo de pieds aux orteils peints dans des tongs, ce qui m’a amenée à me demander si on parlait bien du même livre. Parce que moi, j’y ai lu avant tout une réflexion très juste et fine sur l’écriture : les étapes du processus de création, le statut social et symbolique de l’auteur, la façon d’aborder le monde de l’édition, la relation avec le lecteur... (On y trouve même un plaidoyer contre l’endettement auquel certains étudiants américains consentent pour s’inscrire dans une école d’art.)

Quand une idée de chanson
lui vient au mauvais moment,
Tom Waits la renvoie :
« Va emmerder Leonard Cohen ! »

Certes, je vois bien ce qui peut motiver cette catégorisation. Elizabeth Gilbert s’adresse à son lecteur sur un ton très direct, lui donne des conseils, l’encourage. Elle parle d’épanouissement, de créativité en général, de la nécessité d’une activité, quelle qu’elle soit, qui fasse de nous « autre chose que des consommateurs », « que la somme de nos obligations et de nos devoirs quotidiens » ; d’une activité qui nous entraîne « au-delà de nos rôles sociaux (mère, employé, voisin, frère, chef, etc.) ». Et puis, une pincée d’irrationnel ajoute à l’ensemble une touche new age qui aggrave encore son cas.

Elle insiste : quand elle parle de « magie » à propos du processus créatif, ce n’est pas une image ; c’est à prendre au sens littéral. Ce propos a suscité quelques haussements de sourcils chez les critiques. Elle s’en est expliquée dans une interview à la radio australienne : « Vous pouvez être quelqu’un de scientifique, de rationnel, de raisonnable, qui considère que le réchauffement climatique est une réalité, que les vaccins marchent ; il y a des domaines de notre esprit où la pensée magique est dangereuse (...). Mais il y en a d’autres, au contraire, qu’il faut préserver d’une logique purement empirique. Et la créativité en est un. » Parce que de toute façon, fait-elle remarquer, vouloir créer un objet artistique revient à s’engager dans une entreprise hautement irrationnelle : « Pourquoi vouloir écrire un roman ? Est-ce qu’on a besoin de davantage de romans ? Est-ce que vous êtes allé récemment dans une librairie et vous vous êtes dit : “Mince, il y a un vrai risque de pénurie de romans” ? »

Dans Comme par magie, elle professe la conviction « que notre planète est habitée non seulement par des animaux, des plantes, des virus et des bactéries, mais aussi par des idées ». Les idées sont animées par un seul but : elles « veulent être rendues manifestes ». Et, pour cela, elles sont en quête d’un partenaire humain avec qui elles pourront collaborer. Quand elles en ont identifié un, elles se font connaître de lui ; et c’est à lui, ensuite, de décider s’il veut donner suite ou pas. J’aime cette vision des choses. L’état de grâce ou la bulle de bonheur dont je parlais peut très bien s’expliquer de cette façon : écrire un livre, c’est être à la fois sous l’empire d’une idée et sous sa protection, être ensorcelé par elle. De fait, Gilbert parle de « sorcellerie », et quand elle raconte comment un projet de roman qu’elle avait abandonné a été repris, sans qu’elles se soient concertées, par sa consœur et amie Ann Patchett, on peut juger que le mot n’est pas trop fort. Elle n’est d’ailleurs pas seule à penser que les choses se passent ainsi. Tom Waits, qu’elle a un jour interviewé, lui a confié que quand une idée de chanson lui venait au mauvais moment, par exemple quand il était coincé dans un embouteillage, il la renvoyait en lui enjoignant : « Va emmerder Leonard Cohen ! »

Car parfois, en effet, les idées fondent sur le partenaire humain qu’elles ont choisi dans un grand flash d’inspiration, « comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu ». La poétesse Ruth Stone (1915-2011) a raconté à Elizabeth Gilbert comment, enfant, alors qu’elle travaillait aux champs, elle pouvait entendre un poème foncer sur elle, tel un cheval au galop. Elle se mettait alors à courir vers la maison de toutes ses forces, « pour ne pas se laisser distancer par le poème », en espérant avoir le temps d’attraper un crayon et une feuille de papier. Stephen King, lui, n’a vécu qu’une fois un épisode de ce genre. Alors qu’il était arrivé à une impasse dans l’écriture d’un de ses livres, la solution lui est venue d’un coup, l’obligeant là aussi à courir comme un dératé jusque chez lui pour la coucher sur le papier : « Un instant, je n’avais rien ; l’instant suivant, j’avais tout. » (Quant à l’intrigue de Misery, il l’a rêvée au cours d’une sieste lors d’un voyage en avion. À son réveil, il s’est empressé de la noter sur une serviette en papier American Airlines.)

« Le plus souvent,
la mauvaise écriture
naît de la peur »

Stephen King

Reconnu comme un grand écrivain après avoir longtemps suscité une double suspicion — en tant qu’auteur fantastique et en tant qu’auteur à succès —, King tient, sous une couverture aussi sombre et virile que celle du Gilbert est colorée et girly, un discours étonnamment proche du sien. Lui aussi s’adresse à son lecteur sur le ton de la conversation (« C’est ce que je crois, et si vous pensez que je suis fou, vous ne serez pas le premier » ; « Vous en avez marre d’entendre ça ? Dommage, car je n’ai pas fini de le répéter » ; « Est-ce que ce n’est pas là une idée enivrante ? Moi je trouve que oui »), avec une verve et un enthousiasme qui rendent son propos vivant et souvent drôle. Comme elle, il parle de la place de la peur dans le processus créatif. Il affirme que, le plus souvent, « la mauvaise écriture naît de la peur » (phrase qu’une de mes amies a affichée en lettres énormes au-dessus de son bureau).

Comme elle, il évoque la créativité en général — sans que personne, apparemment, ait eu l’idée de coller l’étiquette « self-help » sur son livre pour autant : « Quand vous avez trouvé une activité pour laquelle vous êtes doué, vous continuez à la pratiquer jusqu’à ce que vos doigts saignent et que vos yeux menacent de sortir de leurs orbites. » Et lui aussi, entre un réquisitoire contre les adverbes (« L’enfer est pavé d’adverbes ») et un autre contre l’usage du passif [3], utilise à plusieurs reprises le mot « magie », même s’il évite de l’exhiber dans son titre et de coller une couverture rose par-dessus : « Nous parlons d’outils et d’ouvrage, de mots et de style... mais, tandis que nous avançons, rappelez-vous que nous parlons aussi de magie. »

Pour lui, annonce-t-il d’entrée, l’écriture n’est rien d’autre que de la télépathie, de la transmission de pensée à travers l’espace et le temps. Il s’installe à son bureau, vous vous asseyez à l’endroit où vous aimez vous rendre pour recevoir des messages télépathiques — votre fauteuil préféré, disons —, et la transmission peut commencer. Il a entrepris d’écrire ce livre par un matin de décembre 1997, et la parution était prévue pour l’automne 1999 (mais le conducteur fou qui l’a renversé et a manqué de le tuer un après-midi de juin 1999 a quelque peu bouleversé ce calendrier) : « Par rapport à moi, vous êtes quelque part en aval du courant temporel. »

La remarque est simple et frappante, mais pour moi, cet éloignement temporel, et pas seulement spatial, empêche de parler de télépathie au sens strict. J’avoue même qu’il me perturbe. Dans le plaisir étourdissant que vous prenez parfois à écrire, il entre une part d’impatience de partager vos découvertes avec le lecteur. Sauf que, le temps que le livre soit achevé et arrive entre ses mains, le feu d’artifice que l’écriture a produit en vous sera retombé depuis longtemps. Il vous restera le souvenir d’un éblouissement, mais le souvenir n’est pas l’immédiateté de l’expérience. S’il se produit également dans l’esprit de certains lecteurs, comme vous l’aviez espéré, vous en serez très heureux ; mais il n’empêche que vous serez déjà passé à autre chose. Ayant, entre-temps, lu et relu le manuscrit, puis les épreuves, vous serez peut-être blasé, voire lassé de votre sujet ; si c’est le cas, cela vous embarrassera beaucoup, et vous devrez vous efforcer de le dissimuler. Un ami, auteur d’un livre sur – disons – la culture des poireaux, me confiait comme un secret honteux qu’il se sentait prêt à étrangler la prochaine personne qui prononcerait le mot « poireau » devant lui, ce qui était fâcheux dans la mesure où il était en pleine promotion. Ce décalage est à la fois frustrant et insoluble — même si je chipote, bien sûr : savoir que vous avez réussi à transmettre au lecteur un peu de l’émerveillement que vous avez ressenti à voir le livre prendre forme reste l’une des plus grandes satisfactions que la vie puisse vous offrir.

King et Gilbert recourent à des images très similaires pour rendre compte des parts respectives de dur labeur et de pur enchantement qu’il y a dans l’écriture. Gilbert fait référence à son « génie », et King à sa « muse » (mais il en parle au masculin : il voit sa muse comme un type qui boit de la bière, et non comme une déesse antique).

Elle : « Je ne reste pas assise là à attendre, pour me mettre à écrire, que mon génie décide de me rendre visite. En fait, j’en suis même venue à croire que c’est lui qui passe un certain temps à m’attendre, moi ; à attendre de voir si je suis réellement sérieuse dans mon travail. Il me semble parfois que mon génie se tient assis dans un coin de la pièce et qu’il m’observe à mon bureau, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, histoire d’être certain que je suis bien décidée, que je me consacre vraiment de tout mon cœur à ce projet. Et, une fois qu’il en est convaincu, il se peut qu’il daigne apparaître et m’offrir son aide. » King : « Votre boulot est de vous assurer que la muse sache où vous vous trouvez chaque jour de neuf heures à midi ou de sept heures à trois heures. S’il le sait, je vous garantis que tôt ou tard il commencera à se montrer, mâchonnant son cigare et pratiquant sa magie. »

Quant à ce que vous ressentez au moment où le génie, ou la muse, prend les choses en main, Gilbert utilise pour le décrire l’image d’un tapis roulant dans un aéroport : « La porte d’embarquement est encore loin, mes bagages pèsent lourd, mais je me sens propulsée en douceur par une force extérieure. Quelque chose me porte — quelque chose de puissant et de généreux —, et ce quelque chose n’est définitivement pas moi. » King, lui, le compare au moment du décollage en avion : « Vous êtes sur le sol, sur le sol, sur le sol... et puis vous êtes en hauteur, chevauchant un coussin d’air magique et régnant sur tout le paysage que vous découvrez. »

« On reconnaît les gens
qui vivent pour les autres
à l’expression de souffrance
sur le visage des autres »

Outre leur pertinence et leur utilité, ce qui rend ces deux livres aussi séduisants l’un que l’autre, c’est leur évocation des gratifications qu’apporte la création, indépendamment de sa réception publique. Elizabeth Gilbert cite l’une de ses amies qui espérait devenir musicienne et à qui sa sœur avait objecté : « Et si tu ne retires jamais rien de tout cela ? Et si le succès ne vient jamais, et que tu pratiques toute ta vie pour rien ? » À quoi son amie avait répondu : « Si tu ne vois pas ce que je retire déjà de tout cela, je ne pourrai jamais te l’expliquer. » King et Gilbert semblent avoir tous les deux réussi à tenir en respect leur ego, à ne pas se laisser déborder par ses caprices, et à faire passer avant tout leur plaisir, leur curiosité, leur quête permanente de perfectionnement. Gilbert écrit que le secret de son bonheur et de son équilibre est de toujours se soucier de nourrir son âme plutôt que son ego. Elle n’a pas refait de best-seller depuis Mange, prie, aime et assure le vivre très bien.

Quand on lui demande « s’il fait ça pour l’argent », King répond que, même s’il a gagné des fortunes avec ses livres, il n’a « jamais couché un seul mot sur le papier dans l’idée d’être payé pour cela » : « J’ai écrit parce que cela me comblait. (...) Je l’ai fait pour la pure joie de le faire. Et si vous pouvez le faire pour la joie, vous pouvez continuer pour l’éternité. » Il raconte qu’à l’âge de sept ans, son fils a exprimé le désir d’apprendre à jouer du saxophone. Mais il a compris que c’était un caprice et qu’il était temps d’arrêter les leçons après avoir observé qu’il ne pratiquait jamais au-delà des horaires fixés par son professeur.

Si différentes que soient les productions de ces deux auteurs, et si torturée que puisse être celle de King, écrire leur procure une jubilation communicative. On sent dans ces livres le désir de partager un secret, un secret enivrant ; ils sont encourageants, généreux. Pour Gilbert, une vie créative est « la vie la plus merveilleuse qui soit ». Pour King, l’écriture est une manière de rendre son existence « plus lumineuse et plus agréable ». Son but n’est pas de permettre « de gagner de l’argent, de devenir célèbre, de s’envoyer en l’air ou de se faire des amis », mais « d’enrichir la vie de ceux qui vous liront et d’enrichir votre propre vie au passage ». Elle est un moyen « d’être heureux, d’accord ? D’être heureux ». Tous deux estiment que ce que l’on fait sans plaisir ne peut pas être bon. Gilbert avoue sa consternation chaque fois que quelqu’un vient lui dire : « J’aimerais écrire un livre pour aider les autres », et comment elle se retient de répondre : « Oh, pitié, non. » Elle cite ce vieil adage de l’écrivaine britannique Katharine Withehorn : « On reconnaît les gens qui vivent pour les autres à l’expression de souffrance sur le visage des autres. »

Ici encore, on peut faire de l’activité de l’écrivain un modèle, un idéal vers lequel devrait tendre notre conception du travail en général : une activité que l’on exerce indissociablement pour son propre bien et pour celui des autres, dans laquelle on est irremplaçable, et qui porte sa récompense en elle-même. Bien sûr, dans toute société humaine, il restera toujours une part incompressible de corvées nécessaires ; il est peu probable que quelqu’un éprouve un sentiment d’accomplissement ultime en ramassant les poubelles. Mais, si on en finissait avec la vision sacrificielle du travail qui domine aujourd’hui, on parviendrait au moins à réduire autant que possible la pénibilité de ces tâches : en les automatisant, en les répartissant mieux, en les payant mieux, en faisant en sorte que personne n’y passe une trop grande part de son temps, en diminuant la quantité de travail par une modification du comportement des usagers, etc. Et, pour le reste, chacun pourrait se consacrer à ce qui lui procure à la fois le plus grand plaisir et le plus grand sentiment d’utilité.

Contre le « culte du martyre artistique »

Elizabeth Gilbert

Cette vision de l’activité littéraire implique une pulvérisation de ce qu’Elizabeth Gilbert appelle le « culte du martyre artistique » ; un culte qu’elle-même a rejeté très tôt. Un de ses professeurs lui avait annoncé qu’elle ne serait jamais une bonne écrivaine parce qu’elle n’avait « pas assez souffert ». Cette philosophie la révulse : « Ce que j’ai déjà vu de la douleur m’a suffi, merci, et je n’en redemande pas. » Elle ne nie pas la souffrance, mais elle « refuse de la fétichiser ». Un peu comme Nancy Huston dans son essai Professeurs de désespoir, en 2004, elle s’attaque de front à des préjugés qui sont si largement acceptés qu’ils passent pour des vérités intangibles. Elle s’insurge : « L’idée que personne n’a jamais rien créé d’intéressant sans être dans un état de profonde détresse émotionnelle n’est pas seulement fausse, elle est aussi sacrément tordue. » Cette idée fait pourtant autorité. Le chanteur Rufus Wainwright avouait par exemple sa terreur de vivre une histoire d’amour heureuse, persuadé qu’il deviendrait alors improductif sur le plan artistique.

Elizabeth Gilbert a l’impression que, dans son propre cas, la souffrance ne s’avère pas particulièrement féconde. Souffrir fait même d’elle « le contraire d’une personne profonde » : « Il m’est presque impossible d’écrire quand je suis malheureuse. » Elle juge absurde la figure de l’artiste maudit : son talent lui apparaît comme une bénédiction plutôt que comme une malédiction. Elle voit la créativité comme « un cadeau pour le créateur, et pas seulement pour le public ». Elle y voit une plante qui pousse et s’épanouit « comme une mauvaise herbe entre les pavés de nos pathologies, et non à partir de ces pathologies elles-mêmes ». Elle soupçonne cependant que, pour beaucoup, la figure de l’artiste torturé offre une couverture en or pour se comporter d’une façon égocentrique et minable et pour maltraiter son entourage. Or elle estime que l’on peut à la fois « mener une vie créative et fournir l’effort de se comporter comme une personne correcte ».

De même, elle croit assez peu que l’abus de psychotropes divers soit indispensable à la création. En bonne logique, « tout ce qui est mauvais pour vous est probablement mauvais aussi pour votre travail ». Il lui semble voir la muse de l’artiste tourmenté assise dans un coin de la pièce, « en train de se faire les ongles en attendant patiemment que le type se soit calmé et ait dessoûlé pour que tout le monde puisse se remettre au travail ». « Tout artiste qui est alcoolique est un artiste en dépit de son alcoolisme, et non grâce à lui », affirmait Raymond Carver.

À ce sujet, Stephen King fournit un témoignage de première main. Il y a un de ses romans qu’il se rappelle à peine avoir écrit, et, comme il aime bien le résultat, il regrette de n’avoir aucun souvenir du processus. Le jour où sa femme, lassée de le voir se détruire à la bière, à la cocaïne et aux médicaments, l’a mis au pied du mur, lui aussi a redouté de ne plus être capable de travailler une fois sevré ; mais, s’il fallait choisir, il préférait « rester marier et voir les enfants grandir ». En définitive, « bien sûr », il n’a pas eu à choisir : « L’idée que création et psychotropes sont indissociables est l’un des grands mythes pop-intellectuels de notre temps. » Il est revenu à son travail « comme on revient dans une maison de vacances après un long hiver », en commençant par vérifier que rien n’a été volé : « Mais non, rien ne manquait. Tout était là, intact. Une fois les conduites dégelées et l’électricité rallumée, tout marchait parfaitement. »

Il y aurait beaucoup à dire sur la circulation des livres et sur la façon qu’ils ont parfois, comme les idées, de vous tourner autour et de fondre sur vous, eux aussi. En l’occurrence, ces deux-là correspondaient à ce dont j’avais besoin : de longs gémissements sur le martyre artistique me seraient tombés des mains. J’avais envie qu’on me rappelle la magie. Bien sûr, il y a des moments difficiles dans l’écriture d’un livre, de la fatigue, du découragement, de l’écœurement, quand vous n’en pouvez plus de mariner dans votre propre production, quand vous repérez la énième répétition qui vous avait échappé, quand vous réalisez l’ampleur de votre tendance au rabâchage. Mais ce ne sont pas ces souvenirs-là qui prédominent. Même si j’écris des essais et pas de la fiction, j’avais envie qu’on me rappelle le pied incroyable que cela procure de tirer quelque chose de soi, de s’engager dans cette aventure aux méandres et à l’issue imprévisibles. Une drogue en soi. Une porte dérobée dans l’horreur de l’époque, par laquelle on a envie d’entraîner son lecteur.

« Je peux transformer ma créativité en champ de ruines, ou je peux en faire un cabinet de curiosités captivant », écrit Elizabeth Gilbert. Pour sa part, elle a choisi : « Je compte bien passer autant de temps que je le pourrai à créer des objets délicieux à partir de mon existence, parce que c’est ce qui me maintient éveillée, ce qui me maintient en vie. » Une ligne de conduite dont la sagesse s’impose d’autant plus quand, autour de vous, les champs de ruines se multiplient.


Merci à Eleonora Faletti, Frédéric Le Van et Joyce A. Nashawati. Ce texte reprend largement une intervention à la Haute École des arts de Berne.


[1Elizabeth Gilbert, Comme par magie. Vivre sa créativité sans la craindre, Calmann-Lévy, Paris, 2016, 320 pages, 19 euros ; Stephen King, Écriture. Mémoires d’un métier, Le Livre de poche, Paris, 2003, 352 pages, 7,10 euros. Ici la traduction est de moi (Big Magic : Creative Living Beyond Fear, Bloomsbury, New York, 2015 ; On Writing. A Memoir of the Craft, Scribner, New York, 2000).

[2La différence de statut familial entre Elizabeth Gilbert et Stephen King est intéressante. Gilbert, qui a été mariée deux fois (elle vient d’annoncer son second divorce), n’a pas d’enfants, donc. Même si pour elle, en l’occurrence, cela n’a pas l’air d’être un sacrifice, il semble que les femmes soient plus souvent que les hommes poussées à choisir (plus ou moins consciemment) entre leur carrière d’écrivain et leur famille. King est marié et père de trois enfants. Il a rencontré sa femme, Tabitha, à un atelier d’écriture, alors qu’ils étaient tous deux très jeunes. Elle aussi était douée ; mais leur couple semble s’être très vite mis au service de son talent à lui. Était-ce le résultat d’un choix délibéré ? S’est-elle dit qu’il était meilleur qu’elle et qu’il valait mieux qu’elle consacre son énergie à l’aider ? A-t-elle eu des regrets ? N’y a-t-il pas une part de mauvaise conscience dans les hommages appuyés qu’il rend à son intelligence et à son dévouement ? Quoi qu’il en soit, on peut présumer qu’elle a pris en charge une large part des tâches domestiques et de l’éducation des enfants. Elle a toujours soutenu son mari, a été sa première lectrice. Et c’est peu dire qu’il lui doit beaucoup (parmi les raisons de son succès, il cite le fait qu’il est « resté marié »). Ne serait-ce que parce qu’elle a un jour repêché dans la corbeille à papier un brouillon qu’il avait abandonné. Elle l’a lu et a insisté pour qu’il poursuive. C’était le début de Carrie, le roman qui a lancé sa carrière...

[3Des partis pris sympathiques par la passion dont ils témoignent, mais que d’autres auteurs invitent à nuancer.